Un essayiste, Ami du Mont

Au tout début du mois de janvier, les éditions Otrante ont imprimé un essai intitulé Liberté numérique, une illusion ? L’auteur de cet ouvrage est une figure bien connue des Amis du Mont Saint-Michel. Non seulement il fut longtemps membre de notre conseil d’administration mais encore maintenant c’est grâce à lui que vit notre site internet. Vous l’avez reconnu ? Il s’agit de Dominique Poitevin.

Le sous-titre de son livre est une belle porte d’entrée : Discours de la servitude numérique. On retrouve là un emprunt à une des œuvres les plus célèbres du XVIe siècle, Le  Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Dominique commence par nous rappeler que ce grand ami de l’immense Montaigne s’est interrogé sur le fait que les tyrans arrivent à imposer leur volonté alors qu’il suffirait de s’unir contre eux pour les destituer. Comment comprendre que la foule leur obéit sans ciller alors qu’ils n’agissent jamais pour le bien commun ? La réponse de la Boétie est multiple. Les peuples obéissent à cause de l’habitude, de la coutume, mais aussi parce que le tyran met en place une pyramide de dépendances, une chaîne d’intérêts qui fait que lui désobéir ferait perdre gros aux maillons les plus forts. Cette chaîne d’intérêt transforme les affiliés du tyran en petits tyrans qui font subir à leur tour à leurs inférieurs ce que le tyran leur fait subir et ainsi de suite. Le tyran joue aussi sur la peur et le plaisir : il récompense ses subordonnées, sait flatter les passions primaires et a l’art de mettre en place des divertissements détournant l’attention de l’essentiel. « Du pain, des jeux », la recette est ancienne…

Dans les trois chapitres qui suivent, Dominique nous fait prendre conscience que toutes ces caractéristiques, nous les retrouvons à l’heure actuelle avec l’emprise que le numérique a sur nous. On utilise sans notre autorisation nos données individuelles et collectives, on nous pousse à acheter, on nous surveille, on influence nos comportements, on nous oriente, on nous manipule, on nous instrumentalise, on se fait de l’argent sur notre dos, on porte des coups de boutoir insidieux à la démocratie et, comme à l’époque de la Boétie, nous courbons le dos et acceptons sans ciller. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons que celles énumérées par La Boétie. Par habitude. Parce que nous avons l’esprit grégaire : tout le monde accepte, c’est donc normal. Parce que cela contribue à notre identité sociale : par notre Apple ou notre Facebook, nous avons l’impression d’appartenir à une communauté. Parce que nous sommes devenus si dépendants des technologies que nous serions incapables de subsister sans elles. Parce qu’on nous fait croire que c’est inéluctable. Parce que tout est fait pour que nous ressentions un maximum de plaisir, pour que nos désirs primaires soient satisfaits, pour que nous méconnaissions les tenants et aboutissants de ce qui est en jeu, pour que nous devenions de simples consommateurs… consommables : « le visiteur est consommateur de l’objet numérique (qui lui promet de consommer un produit quelconque) mais il est aussi consommé par l’objet numérique porté par une intention supra-technique qui vise le profit marchand ». Comme l’a si bien décrit La Boétie, ceux qui par leur place dans la société pourraient s’opposer le plus à la tyrannie le font d’autant moins qu’ils y trouvent bien souvent leur compte. Si à la tête de la pyramide des dépendances se trouvent bien sûr les entreprises numériques, une foule de ce que La Boétie appelle des « tyranneaux » les supplée : les opérateurs de relais, certains décideurs économiques et même, plus ou moins consciemment, les politiques « en ce qu’il sont ceux qui peuvent inscrire dans le droit les lois qui rendent possibles les pratiques hégémoniques des entreprises du numérique ». Comme si cette triste réalité ne suffisait pas, Dominique enfonce le clou en soulignant les effets pervers des plates-formes de réseaux sociaux et des moteurs de recherche, « véritables armes économiques et idéologiques » qui profilent les utilisateurs, mettent en avant ceux qui servent leurs intérêts et créent une « inégalité de portée de parole » tout en proclamant bien sûr haut et fort qu’ils sont un instrument de liberté d’expression et en donnant l’impression à chacun et à chacune qu’ils restent maîtres de décider et de choisir. L’Intelligence Artificielle n’est pas plus épargnée par Dominique qui montre qu’aussi intelligente soit elle, elle ne fait que reprendre les schémas de pensée qui lui sont inculqués et s’avère donc, par essence, profondément conservatrice.

« Mais alors, comment faire évoluer cette situation ? Comment sortir de cet état de servitude ? Pouvons-nous comme La Boétie dire simplement : Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres ? » D’abord par la dénonciation. On a là « un des premiers piliers de la prise de conscience de la servilité ». Pour cela, il faut « créer des espaces d’expression partout où c’est possible : « au travers des livres, des thèses de doctorat, des articles et même des plates-formes numériques ». Il faut également déconstruire le discours des tyrans et les expressions qu’ils affectionnent « numérique responsable », « intelligence artificielle ». Il faut « lutter à chaque instant sur le terrain démocratique en interpelant les complices de la tyrannie numérique chaque fois que c’est possible. Il faut « un statut d’immunité réelle des lanceurs d’alerte, tout en admettant aussi que dénonciation ne veut pas dire condamnation ». Il faut enfin et surtout avoir la volonté de changer les choses. S’il est bien compris et intelligemment appliqué, le « luddisme », ce mouvement de destruction des machines industrielles qui naît au XVIIIe siècle et se développe au XIXe siècle, pourrait montrer la voie. Pour le réactualiser, Dominique ne manque pas d’idées. Il évoque par exemple la possibilité d’attaques par déni de service. Celles-ci « consistent à surcharger les serveurs d’une entreprise ou administration ciblée de sorte qu’ils ne soient plus en mesure de répondre aux sollicitations ». Une autre modalité est « l’opposition […] par les ingénieurs eux-mêmes, c’est-à-dire par ceux qui réalisent les volontés de la tyrannie numérique ». Il suggère encore d’« inventer, dans [les] discours alternatifs, [d]es arguments rationnels et passionnels », de coordonner les forces d’opposition et de multiplier sur internet le nombre d’interactions pour que la parole des opposants au tyran finisse tout de même par avoir droit de cité. Pour lutter efficacement, sont aussi souhaitables la création et l’utilisation de logiciels libres rendant des services sans collectes de données. La conclusion de Dominique est sans appel : « Le luddisme si décrié a donc des visages multiples et des manifestations protéiformes qui rendent fragile le système de servitude numérique. »

Dominique n’en reste cependant pas là. Ses dernières pages élèvent une nouvelle fois le débat en regardant le problème sous l’angle du moral et du légal. Dominique ne pense pas que tous les moyens sont bons pour combattre la tyrannie du numérique et reste légaliste sauf lorsqu’il y a « collusion entre les tyrans et ceux qui produisent la loi de sorte que celle-ci est la transcription unique des tyrans et des tyranneaux. Cette fois, c’est à Montaigne qu’il donne la parole : « Or les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elles n’en ont point d’autre ». Dans de tels cas, écrit Dominique, « Il nous semble que l’attitude juste consiste précisément à s’élever contre l’injustice » et donc à « remettre en question les lois et règlements produits par injustice et volonté de conservation des intérêts de quelques-uns. La justice ne saurait se diluer uniquement dans les lois édictées par les pouvoirs : elle est aussi un idéal directionnel pour l’ensemble des peuples ». Dans un bel élan, pour notre plus grand plaisir, dans les dernières lignes de son stimulant essai, Dominique Poitevin n’est pas loin de se mouvoir en Dominique La Boétie : « Soyons soucieux de notre liberté à chaque instant. Soyons prêts à sacrifier des plaisirs temporaires pour retrouver notre humanité. Soyons résolus de ne plus servir, et nous voilà libres. »