XVIIIe siècle


Pierre-Daniel Huet, « Lettre à M. de Charsigné » (1703)

Pierre-Daniel Huet fut un des plus grands intellectuels de son temps. Théologien, philosophe, adversaire de Descartes, il fut aussi évêque d’Avranches. Dans sa correspondance avec son neveu, conseiller et procureur du Roi au bureau des finances de Caen, « Huet se montre à nous, le plus souvent, sous un tout autre jour que dans celle qu’il écrivait aux lettrés et aux savants du monde entier […]. Ici nous apprenons surtout à connaître l’abbé commendataire de Fontenay et d’Aunay, et nous assistons à ses démêlés avec ses moines, et aux procès interminables qu’il eut à soutenir avec ses voisins et surtout avec ses fermiers et les curés qui dépendaient de ses abbayes. » Nous découvrons aussi un nouvel aspect du Mont Saint-Michel. Ce ne sont plus ses marées, son passé historique ou religieux qui sont évoqués mais sa nouvelle fonction…
Armand Gasté, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k760554/f13

Paris, 24 janvier 1703

Je vous enverray des picea tant que vous voudrez : mais il me semble que l’on trouve dans le pays les autres qui ont esté plantez. Si cela se pouvoit encore, ce seroit bien de la peine épargnée. Il faut que la Mare n’entende rien à les planter, car de ceux que j’ay envoyez cy devant à Mr Macé à Aunay, il n’en est presque mort aucun.
…… Je pense qu’à la fin je prendray du galon d’or faux pour mettre au canapé, car je vois icy autant d’avis que de testes. L’autre jour Me de Lamoignon, grande faiseuse d’ouvrages, me dit qu’elle mettoit partout du galon d’or fin, et Me de Montespan qui fait les plus beaux ouvrages du monde, met du galon faux aux meubles qui sont pour son usage ordinaire. Je n’ay veu qui que ce soit qui approuve du galon de soye verte velouté, comme me le proposoit Me de Charsigné, et encore moins du clou argenté. On m’avoit proposé du velouté blanc, mais on convint que cela se salit trop.
….. J’ay une autre chose dans la teste, que j’examineray à loisir, c’est de faire donner une lettre de cachet à nostre petit cousin de Lieurry, qui est le plus audacieux et le plus violent de toute la bande. J’aurois bien envie de l’envoyer pour quelque tems au Mont St-Michel, pour apprendre à ne deshonorer pas l’habit qu’il porte. Mais n’en dites rien. Ecrivez seulement à Me d’Hieville comme de vous-mesme toute la conduite que ce jeune homme tient avec moy, lui que je ne connois que par elle, et que je n’ay receu qu’à sa recommandation, et qui s’en monstre si indigne par sa noire ingratitude ; mais je ne scais si cette proposition que je vous fais de luy écrire s’accommode avec vostre maxime de ne vouloir déplaire à personne, et de ménager tout le monde, auquel cas je me désiste de ma demande. […]

Lettres inédites de P.-D. Huet, évêque d’Avranches, à son neveu, M. de Charsigné, conseiller et procureur général du roi au bureau des finances de Caen, Armand Gasté, Caen, 1901, p. 219.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k760554/f239

M. de La Forest de Bourgon, Geographie historique, ou Description de l’univers, contenant la situation, l’etendue, les limites, la qualité, &c. de ses principales parties, avec l’etablissement des empires… les hommes illustres, les batailles,… la généalogie… des empereurs, des rois… et l’origine de plusieurs maisons considérables de l’Europe (1705)

Comme le confirmera quelques années plus tard L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le XVIIIe siècle est le siècle des synthèses. M. de La Forest de Bourgon, ne visant rien de moins que de décrire l’univers, s’intéresse donc au Mont. Entre cette époque et la nôtre, finalement, bien peu de choses ont changé…

Mont Saint Michel est un Rocher escarpé & separé de Terre ferme, par une campagne de sable d’environ deux lieues, appellée communément la Greve. La marée la couvre, & l’on y marche à pied sec lorsque la Mer est retirée. Il y a sur le sommet de ce Rocher une Abbaye de l’Ordre de Saint Benoist, que Richard, dit le vieil Duc de Normandie, fit bâtir en 966. Ausbert, ou selon d’autres, Augustin Evêque d’Avranches, y avoit déjà fait bâtir une Eglise dés l’an 710, sous le Regne de Childebert II. Il y a au pied de ce Rocher un petit Bourg, qui n’a qu’une rue remplie de boutiques de Marchands de coquilles & de chapelets, qu’ils vendent aux Pelerins, qui s’y trouvent toujours en assez grand nombre.
M. de La Forest de Bourgon, Geographie historique, La compagnie des Libraires,1705, p. 81.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9782439k/f106

Julien Doyte, « Lettre à Mabillon » (1706)

« On sait par une lettre qu’en 1706 Mabillon était désireux d’obtenir une vue du Mont-Saint-Michel pour le tome IV des Annales ». Si le frère Julien Doyte ne put répondre positivement à la demande de Mabillon, il n’en décrit pas moins dans la lettre en question le Mont du début du XVIIIe et par la même occasion nous fait découvrir le complet dénuement dans lequel il était à cette époque.
https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_2015_num_2008_1_11978

Au Révérend Père Dom Jan Mabillon, religieux de l’abbaye de Saint Germain des Prez, à Paris

Du Mont Saint Michel ce 8 avril 1706 P. C.

Mon révérend pere

Je ne scais si j’ay fait response à la lettre que votre révérence m’a fait l’honneur de m’escrire au sujet de notre monastère dont elle veut faire tirer des planches. Dans le doutte où je suis, j’aymes mieux luy escrire deux foys que de manquer à une, je dois luy avoir escrit que j’avois cherché le dessein de notre monastère fait par nos pères, mais inutilement. Monsieur notre intendant me la demande avecq instance : je fus dans la mesme peine à son égard que je suis au votre ! Si j’avois icy quelqu’un capable d’en faire un dessein exact, je le ferois faire mais je n’ay personne ; il mériteroit plus qu’aucun autre, sans contredit, une place dans vos annales, mais j’aimerois autant ou peut-être mieux ne l’y point mettre du tout s’il n’y est bien fait et si tout n’y est bien marqué.
La fontaine de Saint Aubert est au bas d’un grand escalier qui descend du pied de notre batiment, sur la grève, elle est sur la grève mesme tout joignant le rocher, elle étoit autrefoys renfermée dans une tour que la mer a renversé, et a penetré dans la ditte fontaine qui est ordinairement salée quand la mer y pénètre, c’est un grand puis elevé de quinze à vingt pieds de la grève. Le bout de notre dortoir donne à l’orient et règne au nord et au midi. Le batiment a près de deux cents pieds de long. Dans le premier étage sont de grandes sales voutées sans avoir que de très petites ouvertures et en petit nombre à cause qu’il est en manière de forteresses ; du bout de l’orient sont le réfectoir au deuxième étage, la cuisine, la sale des chevaliers, au bout de laquelle est cet escalier qui descend à la fontaine de Saint Aubert ; au troisième étage c’est un dortoir avecq le cloistre, qui est au dessus de la sale des chevaliers, et qui n’a aucun étage au dessus ; au quatrième étage un deuxieme dortoir au dessus du premier, et un cinquieme étage au dessus où est la classe d’un bout, et de l’autre un grenier.
Du côté du midy on a joint à ce batiment un autre petit corps de logis qui ne comance qu’au deuxieme étage, c’est-à-dire au plain pié du réfectoir. Il y a quatre étages ; le premier sert de lavoir, le deuxieme c’est la chambre des hostes ; les deux autres étages n’occupent qu’une petite partie du bout du dortoir joignant le cloître parceque s’il s’étendoit tout le long du dortoir il en déroberoit tout le jour et les cellules en seroient inutiles, il en occupe trois qui ne servent de rien. Le troisième étage est une chambre commune, et le quatrieme la bibliotheque ; il n’y a qu’un espace de six à sept pieds entre le ron point de l’eglise et ce petit corps de logis, qui sert d’entrée au monastère.
Je ne connois point de petite montaigne à l’oposite de Tombelaine. Tombelaine est un rocher, au nord du notre ; à un gros quart de lieüe, on y conte une demi lieüe. C’est un diminutif de tombe, la notre s’apelle le mont de tombe [in monte tombe]. L’autre s’apelle Tombelaino, quasi tombula. Il y a eu des batiments qui ont tous esté razez par ordre de la cour, c’est un prieuré dont le revenu s’estand pour la pluspart dans la paroisse de Bassillé distante de deux lieues dudit Tombelaino, où il y a un fief qui en dépend. Au nord de Tombelaino, il y a une point de terre qui avance en la mer et qui est fort elevé qui s’apelle le pignon butor mais il n’y a jamais eu ni église ni chapelle. Au nord ouest est la pointe de cancale ces deux pointes font comme un croissant ou une très grande anse, nous sommes dans le milieu de cet anse, car le flux nous entour d’une demi lieu au sud.
A l’oüest de Tombelaine, il y a une montaigne apellée Montdol, éloigné d’un gros quart de lieu de Dol et d’une demie lieue au plus du rivage de la mer. Je ne scays pas si vous ne voulez point parler de cette montaigne. Il y a un petit prieuré dependant d’icy dont l’église est sur la montaigne avecq un bourg.
Il seroit trop juste que notre monastère contribuast à la gravure de ces planches et si j’en avois eu la nouvelle dans le temps que notre premier procureur étoit à Paris, je l’aurois chargé de donner quelque chose à votre réverence, mais il me seroit plus facile de tirer de l’eaue de notre rocher que de l’argent de nos officiers et en verité quand ils le voudroient ils ne le pouroient pas à présent. La misère est si grande que cela passe l’imagination. Il y a trois ans que je dois quelque chose a un marchant libraire de Rennes que je n’ay encore pu faire payer. Je suis bien faché de ne pouvoir satisfaire à sa tres juste demande, car on ne peut estre avecq plus de distinction d’estime et de considération que je suis.

Mon révérend père,

Votre très humble et très obeissant serviteur et confrere

Frère Julien Doyte
M. B.

Bibliothèque nationale, Fr., n° 19,652, page 96, cité par Abel-Anastase Germain, Pierre Marie Brin, Edouard Corroyer, Saint Michel et le Mont-Saint-Michel, Didot, Paris, 1880, p. 533
https://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001103840869/IMG00000529#

Jacques-Auguste de Thou, Mémoires (1711)

En 1580, Jacques-Auguste de Thou, avant de devenir conseiller d’Henri IV et l’auteur de Historiae sui temporis, ouvrage remarqué où il se fait chantre de la tolérance religieuse, séjourna au Mont. Un bon siècle plus tard, ses Mémoires furent traduits en français, on y trouve un bel éloge du Mont.

Messieurs de Sey, Gentilshommes du pays, demeuroient proche de Coûtances. Ils étoient parens de Messieurs de Thou ; car Jean de Marle Evêque de Coûtances, frére du Chancelier & qui fut massacré avec lui par le peuple de Paris, dont les Armes même se voyent encore à la clef de la voute de l’Eglise avoit marié Hilaire sa sœur à un de Sey Gentilhomme du voisinage, dont ces Messieurs étoient décendus. Il ne resta que trois jours dans cette Ville, qui n’est pas seulement fermée de murailles ; delà passant par Granville, il arriva à Avranches. Le lendemain il alla voir une Abbaye fameuse, qu’on nomme le Mont Saint Michel, au péril de la mer.
C’est un rocher escarpé de tous côtez, qu’on croit avoir été autrefois attaché à la terre : il en est à présent séparé de deux lieuës, que l’on passe à cheval sur des bancs de sable, quand la mer est basse. Sa figure conique est enfermée tout autour d’un mur fort élevé, on y monte par des degrez taillez dans le roc, sans aucun pallier. Ils y forment une ruë bordée des deux côtez de boutiques, où l’on vend aux pélerins des chapelets, des images de plomb, & d’autres bijoux de dévotions ; il y aussi quelques hôtelleries pour les loger. Au haut du rocher qui aboutit en cône, comme je viens de le dire, il y a une Citadelle où est l’Abbaye, aussi grande & aussi spatieuse que le rocher a de tour par bas. Le bâtiment est soûtenu par des arcboutans de la même pierre que le roc, qui servent aussi à élever avec des poulies toutes les grosses provisions de la maison.
Outre l’Eglise magnifiquement bâtie avec une tour fort élevée, qui soûtient une figure de Saint Michel dorée & éclatante au Soleil, il y a deux Cloîtres voûtez l’un sur l’autre, & des Réfectoires de même ; des Offices, des Cîternes, & une Bibliothèque, où il y avoit autrefois de bons manuscrits : on voit dans le logis de l’Abbé une grande Galerie fort bien percée ; enfin tout est au haut de ce roc si grand & si spacieux, qu’il semble qu’on se promene en terre ferme. Même à côté du logis de l’Abbé on trouve entre le Midi & le Couchant un petit Jardin de terre rapportée, où malgré la rigueur du climat il vient de fort bons melons. Ce lieu, qui doit faire l’admiration de toute la France & de toute l’Europe, fut anciennement bâti avec beaucoup de dépense. On doit être surpris que d’un desert stérile, éloigné de tout commerce, d’ailleurs d’un abord si difficile, que lors qu’il est baigné de la mer, à peine y peut-on aborder avec des chalouppes, la Religion de nos Ancêtres en ait fait un lieu si merveilleux, & surmonté tant d’obstacles & de difficultez. J’espère que le Lecteur ne trouvera pas ces remarques inutiles.

Jacques-Auguste de Thou, Mémoires de la vie de Jacques-Auguste de Thou … ouvrage meslé de prose et de vers, avec la traduction de la Préface qui est au-devant de sa grande Histoire. Première édition traduite du latin en François, R. Leers, Rotterdam, 1711, p. 52-53.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5681693p/f87

François-Timoléon de Choisy, Histoire de l’Église (1716)

Si l’abbé de Choisy fit surtout parler de lui pour avoir été habillé en fille jusqu’à l’âge de dix-huit ans et avoir la réputation de se travestir, il ne fut pas moins l’auteur de nombreux ouvrages historiques dont une monumentale Histoire de l’Eglise dont il aurait dit non sans humour : « J’ai achevé, grâce à Dieu, l’histoire de l’Église ; je vais, présentement, me mettre à l’étudier ». Au détour d’une page, le Mont y est évoqué.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois-Timol%C3%A9on_de_Choisy

Le roi échapé comme par miracle des mains du Duc de Bourgogne, crut en avoir l’obligation à l’Archange Saint Michel, c’étoit le protecteur de la France, & l’on avoit remarqué comme une chose singulière que le Mont Saint Michel n’avoit point été pris par les Anglois durant qu’ils étoient maîtres de la Normandie. Le Roi y alla en pelerinage, & depuis par reconnoissance il institua l’Ordre de Saint Michel. Le nombre des Chevaliers fut fixé à trente-six qui devoient faire preuve de Noblesse. L’Ordre de l’Etoile institué par le Roi Jean étoit entièrement avili. La devotion à Saint Michel ne diminuoit en rien celle qu’il avoit toujours euë à la Sainte Vierge.


M. l’abbé de Choisy, Histoire de l’Église,
« De l’Eglise » LIV. XXVII chp III, Tome 8,
J.-B. Coignard ,A. Dezallier, C. David, Paris, 1716, p. 267.

Louis Moreri, Le Grand Dictionnaire historique ou Le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane (1718)

On a oublié Louis Moreri. Il est pourtant l’inventeur d’une idée qui fera date. On lui doit le premier dictionnaire de noms propres (1674). Le succès fut tel que ce dictionnaire fut augmenté et réédité vingt fois au XVIIIe siècle. Le Mont Saint-Michel y apparaît dans l’édition de 1718.

SAINT MICHEL, ou MONT SAINT MICHEL, en Latin, Mons Sancti Michaëlis in periculo maris, Bourg de France en Normandie, avec une Abbaïe celebre, & un château. Sa situation est assés particuliere, sur un rocher qui s’étend au milieu d’une grande gréve, que la mer couvre de son reflux. On a bâti avec beaucoup d’artifice un bourg, où l’on entre par un côté fermé de murailles. Tout le reste a pour rempart, le rocher escarpé & inaccessible. Le bourg a une grande ruë, au haut de laquelle est le Château & l’AbbaÏe. On dit qu’Augustin, Evêque d’Avranches, qui vivoit au commencement du VIII. siécle, y mit des Chanoines, après une apparition de l’Archange saint Michel. Avant ce tems, le rocher servoit à quelques Hermites. Depuis, Richard I. dit le Vieil, Duc de Normandie, y fonda en 966. l’Abbaïe de l’Ordre de saint Benoît ; & Richard II. son fils, surnommé Sans Peur, acheva l’Eglise en 1026. Le mont Saint Michel dans la mer, est renommé par le culte de l’Archange saint Michel, & par son sable, dont on fait du sel, en l’arrosant de l’eau de la mer. Les Voïageurs admirent la belle Abbaïe de saint Michel, son Eglise, avec le Trésor, & les Reliques qu’on y conserve, & une machine propre à élever du bas du rocher, ce qu’on y apporte par mer. On voit près de là le rocher dit de Tombelaine, dont on a rasé la forteresse. Consultez l’Histoire de cette Abbaïe, composée par le Père François Feuardent, sous ce titre, Histoire de la fondation de l’Eglise & Abbaïe du Mont Saint Michel, au Peril de la Mer.

Le Grand dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane. Tome 5 / … enrichi de remarques… tirées… du Dictionnaire critique de M. Bayle, par Mre Louis Moreri,… Nouvelle… édition… J.-B. Coignard, Paris, 1718, p. 193.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9768166r/f205

Jean-Aymar Piganiol de La Force, Nouvelle description de la France: dans laquelle on voit le gouvernement general de ce Royaume, celui de chaque province en particulier; et la description des villes, Maisons royales, châteaux, & monumens les plus remarquables. Avec la distance des lieux pour la commodité des voyageurs (1718)

Tout en étant gouverneur de  l’École des Pages de l’Hôtel du comte de Toulouse, Jean-Aymar Piganiol publie en 1718 une impressionnante Description de la France dans laquelle il propose une synthèse des caractéristiques institutionnelles du royaume et une présentation des principales curiosités du pays. L’œuvre a un tel succès qu’elle est suivie de plusieurs éditions et est vite pillée par les éditeurs concurrents. Lire les quelques pages que Jean-Aymar de Piganiol propose sur le Mont revient ni plus ni moins à cheminer dans le Mont Saint-Michel du début du XVIIIe siècle. Le rédacteur anonyme de l’article « Mont Saint-Michel » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert semble lui aussi s’être largement « inspiré » de Jean-Aymar.

L’Abbaye, le Château, & la Ville de Saint Michel sont situez sur un rocher isolé d’environ un demi-quart de lieue de circuit, au milieu d’une baye que forment en cet endroit les côtes de Normandie & celles de Bretagne, dont les plus proches sont éloignées d’une lieue & demie de ce Mont. Le flux de la mer y monte deux fois en vingt-quatre-heures, couvre toute la gréve des environs, & répand ses eaux une grande lieue avant dans les terres ; ensorte qu’il faut choisir l’intervalle des marées pour y arriver. Lorsqu’on a passé toute la gréve qui est de sable mouvant, & toute semée de petites coquilles, on trouve la premiere porte de la ville qui est fermée d’une grille de fer, laquelle ne s’ouvre que pour les carrosses & les autres voitures. Les gens de pied & de cheval entrent par une autre petite porte ronde qui est à côté, attenant le premier corps de garde, où les voyageurs laissent les armes à feu, l’épée & leurs bâtons ferrez ; puis ayant passé une petite place d’armes en tournant à droit, on entre dans la Ville par un pont levis. On la traverse en monte insensiblement, & ayant passé à côté de l’Eglise Paroissiale, on prend à gauche, & l’on arrive au second corps de garde, où l’on est obligé de déposer les armes cachées, telles que sont les pistolets de poche, les bayonettes, & même les coûteaux. L’on tourne ensuite à droit, & l’on monte par de larges degrez fort aisez, & taillez dans le roc jusqu’à l’entrée du Château, qui est au Levant. On passe d’abord sous une herse armée de grosses pointes de fer, & après avoir monté quelques marches on trouve une grande porte fermée, épaisse d’un pied, toute couverte de fer, où l’on ouvre un guichet qui n’a gueres que trois pieds de haut. L’on n’y entre qu’en se ployant en deux, puis l’on se trouve sous une grande voûte obscure, dont les murs sont tout couverts de mousquets & de pertuisanes rangez sur leurs rateliers. Ensuite vient un grand corps de garde, où il y a toujours plusieurs Bourgeois en faction. De là en continuant de monter on passe une petite cour d’environ douze pas en quarré, dont les hautes murailles sont défendues par des crenaux & des machecoulis. Enfin on passe la derniere porte du Château, & l’on arrive devant celle de l’Eglise sur une plate-forme que l’on appelle le Saut-gautier. En cet endroit on se repose agréablement en considérant par les fenêtres d’une petite gallerie une longue étendue de gréve, de mer, & de terre. L’on entre après cela de plein pied dans l’Eglise, dont la porte est dans le flanc méridional de la Nef. Cet édifice est disposé en forme de croix, d’une structure Gothique, & d’une couleur enfumée qui marque la grande ancienneté. Le grand Autel de saint Michel est placé entre le Chœur & la Nef, & lui sert de clôture. Son retable est fort enrichi d’ornemens de sculpture ; le haut en est terminé par une niche dans laquelle est posée une statue de l’Archange saint Michel, de la hauteur d’un homme, que l’on dit être toute d’or. Quoi qu’il en soit, elle est d’un dessein peu correct, mais le grand tableau de l’Autel est assez bon. Sur un des murs de la croisée méridionale de l’Eglise on voit en peinture les armoiries & les noms de tous les Gentilshommes Bretons & Normans, qui défendirent cette Forteresse contre les Anglois & les Protestans François du tems de la Ligue. Dans une Chapelle qui est du même côté, on montre le Trésor qui est rempli de quantité de vases sacrez & de précieuses Reliques, parmi lesquelles on voit le Chef de saint Aubert qui fonda cette Eglise, ainsi que je l’ai dit ci-dessus. On voit aussi au bout de l’ormoire un bouclier quarré & une courte épée qu’on a trouvée en Irlande auprès du corps d’un dragon, dont on attribue la mort à saint Michel. Dans la Nef il y a un escalier qui conduit à une Chapelle basse, nommée Notre-Dame de sous-terre. De l’Eglise on entre dans le Cloître, & l’on ne peut voir sans admiration que l’on ait si bien bâti sur la pointe d’un rocher tous les lieux réguliers d’un Monastere. Ce Cloître a environ vingt pas en quarré, & est accompagné d’un côté de la salle des Chevaliers de saint Michel, qui est encore plus longue, & de l’autre d’un grand réfectoire & de ses offices, auprès desquelles est une machine à mouliner qui sert à monter pour le Couvent des provisions que les chaloupes amenent au pied du Mont qui est fort escarpé du côté du Nord. En haut sont les dortoirs, l’infirmerie, & une bibliotheque bien fournie, dont la voûte est ornée de peintures. Ensuite on monte dessus l’Eglise, autour de laquelle on peut se promener le long des balustrades, dont la couverture est environnée. Les curieux n’en demeurent pas là : ils montent dans la lanterne du clocher, qui est élevée de quelques soixante toises du niveau de la gréve. On découvre de ce lieu, au Nord la pointe de Granville ; & vers le Levant en suivant la côte de Normandie, on voit aisément la Ville d’Avranches, au Midi celle de Pont-Orson, au Sud-ouest le Montdol & la Ville de Dol en Bretagne, au Couchant le Havre de Cancale, & au Nord-ouest l’Isle de Gerzey qui est éloignée de seize lieues ; ainsi il faut une lunette d’aproche pour la distinguer, car à la vue elle ne paroît que comme un nuage. Après avoir visité le dessus de l’Eglise, le conducteur vous mene avec une lanterne dans les lieux souterrains de cet édifice. C’est un vrai labyrinthe de détours & de descentes obscures. On y montre deux cachots de sept à huit pieds en quarré, où l’on descend les criminels d’Etat par une bouche qui se ferme avec une trape. On trouve dans le plus profond de ces cavernes quantité d’oiseaux marins qui s’y retirent en hyver, & qui apparemment y meurent de faim. Pour achever la visite entière de ce Mont, il faut sortir de ces murailles pour aller voir une Chapelle d’environ douze pieds de longueur sur huit de largeur, dédiée à saint Aubert, & bâtie sur une roche qui étoit autrefois sur le sommet de la montagne, & qui à la priére de ce Saint s’en détacha, pour laisser la place libre aux ouvriers qui devoient construire l’Eglise, & alla se précipiter du côté du Nord. On monte à cette petite Chapelle par douze ou quinze degrez taillez dans le roc. Elle n’est point fermée, & n’a qu’un Autel & la statue de ce Saint. Toute cette partie septentrionale du Mont n’est point habitée, n’étant qu’un rocher escarpé, qui n’a pas besoin de murailles pour sa défense. On peut juger par cette description que le Mont-Saint-Michel est une Place importante & tres-forte. Les Bourgeois en font la garde ordinaire ; mais en tems de guerre on y met des troupes en garnison. C’est le Prieur de l’Abbaye qui est Gouverneur-né de cette Forteresse, dont on lui porte les clefs tous les soirs. Personne n’ignore que le Mont Saint-Michel est un des plus fameux pélérinage de la France, particulièrement pour les jeunes gens de basse naissance, qui y vont par troupes en Eté.
Il n’est pas nécessaire de parler ici de Tombelaine, qui est à une demi-lieue au-delà vers le Nord, puisque le Château qui y étoit a été rasé en 1669.

Jean-Aymar Piganiol de La Force, Nouvelle description de la France: dans laquelle on voit le gouvernement general de ce Royaume, celui de chaque province en particulier; et la description des villes, Maisons royales, châteaux, & monumens les plus remarquables. Avec la distance des lieux pour la commodité des voyageurs, Tome V, Paris, 1718, p. 144-150
https://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001101327836/IMG00000162

Renée-Caroline-Victoire de Froullay de Tessé, Souvenirs de la Marquise de Créquy (souvenirs situés entre 1719 et 1729 et racontés dans un ouvrage publié après 1803)

Jean-Jacques Rousseau disait de Madame de Créquy qu’elle était « le catholicisme en cornette et la haute noblesse en déshabillé ». L’abbé Delisle ajoutait : « Elle est douée d’un esprit si vif et si piquant que je n’avais rien vu ni rêvé de semblable. Son jugement est solide et consciencieux sur tous les sujets. Elle est pourvue d’une faculté d’observation qui doit avoir été redoutable aux gens ridicules ainsi qu’aux malhonnêtes gens, et c’est ainsi que je m’explique sa réputation de sévérité malicieuse. Enfin, elle me paraît avoir au suprême degré le talent de bien raconter sans longueurs et sans précipitation. »
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2049657/f10

Même si certaines des pages qu’elle a laissées à la postérité auraient été en fait rédigées par Maurice Cousin de Courchamps, Les Souvenirs de la Marquise de Créquy ne démentent en rien les affirmations des deux écrivains précités et sont un formidable « témoignage sur la noblesse du règne de Louis XV [qui]  vient souvent contredire la mythologie forgée par les familles arrivées de la Monarchie de Juillet. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9e-Caroline-Victoire_de_Froulay

Un des souvenirs les plus anciens narré par la marquise (chap. 2) est sa visite au Mont alors qu’elle n’était encore que jeune fille.

Écoutez notre pèlerinage au Mont Saint-Michel.
L’Abbesse de Montivilliers avait une obligation conventuelle à remplir, en exécution d’un vœu qui datait d’une de ses devancières, Agnès de Normandie, tante de Guillaume-le-Conquérant, laquelle obligation consistait à visiter une fois l’église du Mont-Saint-Michel in periculo maris. Cette abbaye du Mont-Saint-Michel est du même ordre et de la même congrégation que celle de Montivilliers. Les deux monastères avaient été richement dotés par les ancêtres de cette Princesse Agnès, et notamment par le Duc de Normandie, Guillaume Longue-Épée. Ces deux églises royales avaient eu longtemps pour Vidames et pour Avoués-porte-glaive héréditaires, les Sires de Malemains, Grands Maréchaux de cette province ; de plus, l’Abbé du Mont-Saint-Michel et l’Abbesse de Montivilliers sont restés Proto-Custodes de l’ordre de Saint-Michel, dont ils possèdent encore aujourd’hui les mêmes colliers que leurs prédécesseurs avaient reçus du Roi Louis XI ; enfin, l’Abbé du Mont-Saint-Michel est conseiller-né de l’abbaye de Montivilliers, qui porte les armoiries de cette communauté masculine, accolées avec les siennes en signe d’alliance, ce qui donnait matière à d’innocentes et d’éternelles plaisanteries, et ce dont il résultait une sorte d’union fraternelle entre les deux abbayes, qui s’appelaient réciproquement insigne et vénérable Sœur.
On fit rafistoler un vieux coche avec lequel la défunte Abbesse, Madame de Gonzague, avait fait le même pèlerinage, qui dura long-temps, parce qu’elle profita de l’occasion pour aller voir à Paris sa tante la Palatine, et pour aller faire une visite à son autre tante la Reine douairière de Pologne qui se tenait à Cracovie. Elle avait imaginé que son voyage de Pologne ne serait qu’une promenade de douze à quinze jours ; mais comme elle ne voulait aller coucher que d’abbayes de bénédictines en abbayes de bénédictines, à partir de son ancien couvent de Notre-Dame de Montmartre, elle en eut pour quatre mois de route, avec autant pour le retour ; et ce qu’il y eut de charmant, c’est qu’elle ne voulut jamais rester plus de quarante-huit heures auprès de sa tante, en disant qu’elle avait absolument affaire à Montivilliers.

[…]
p. 67-69
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2049657/f75

En arrivant sur les terres de la Baronie de Genest, qui appartiennent aux moines de Saint-Michel, nous y trouvâmes un envoyé de ces révérends pères qui attendait leur insigne et vénérable sœur de Montivilliers, à laquelle il ne manqua pas d’indiquer certaines choses indispensables pour la régularité de son pèlerinage. À partir de là, Madame l’Abbesse et ses deux assistantes devaient garder le silence le plus absolu (ce qui ne m’en plaisait pas mieux) ; lorsque nous fûmes arrivées sur le bord de la Grève, ma tante descendit de son grand coche pour faire à pied le reste du trajet. C’était, à ce qu’il me semble, au delà d’une petite ville appelée Pontorson, et c’était à l’endroit de la côte qui se trouve le plus rapproché du Mont-Saint-Michel. Si l’on descendait sur la grève au-dessous d’Avranches, aussitôt qu’on aperçoit le Mont, la traversée serait de beaucoup plus longue ; cette route est souvent impraticable à cause des fondrières et des sables mouvans ; et, du reste, elle est toujours très-dangereuse.

Il me semble que nous marchâmes environ pendant une heure sur une plage sablonneuse et ferme, toute parsemée de coquillages, ayant à droite les côtes vertes et boisées de la basse Normandie, à notre gauche, l’Océan breton qui n’était pas moins paisible et moins bleu que le ciel ; et, en face de nous, un immense rocher pyramidal, dont la base est entourée de hautes murailles crénelées, avec des tours en saillie. Les flancs du rocher sont incrustés de petits édifices gothiques, entremêlés avec des pins, des figuiers, des lierres et des chênes-verts ; et la montagne est couronnée par une masse de bâtiments de la construction la plus mâle, au-dessus desquels on voit dominer une basilique imposante avec son campanile et ses beffrois aigus. Le pinacle de l’édifice est d’un travail si riche, et néanmoins si léger, qu’on n’a jamais rien vu de pareil, à moins que ce ne soit dans ces gravures anglaises qu’on pourrait appeler de belles infidèles, ainsi que les traductions de Perrot d’Ablancourt. On voyait reluire au sommet de ce pinacle une grande statue dorée qui représente l’Archange Saint-Michel, et qui tournait sur un pivot d’après la direction des vents. On nous dit que le mouvement et l’agitation de cette image, dont l’épée flamboyante a l’air de défier et d’écarter la foudre, avait quelque chose de prodigieux pendant les orages et dans cette région, des tempêtes. On nous a montré le manuscrit d’une prophétie de l’Abbé Richard de Toustain, qui prédisait la ruine de son abbaye lorsque la même statue serait renversée.

Je laissai nos bonnes religieuses réciter leurs litanies des SS. Anges, tandis que je ramassais des coquilles et des petits cailloux roulés de mille couleurs les plus éclatantes. J’ai reconnu longtemps après que ces matériaux étaient des fragmens de porphyre, de jaspe rubané, de serpentin d’Égypte, d’agate, et d’autres matières orientales, qui doivent avoir été chariées sur les côtes de l’Armorique par les courans diluviaux. Je crois qu’on n’en trouve jamais dans la Manche, ni dans les autres Méditerranées. En arrivant aux pieds des remparts, on nous y montra, sur le sable, deux gros canons formés avec des barres de fer assujetties par des cercles, en nous disant que les Anglais avaient honteusement abandonné ces deux pièces d’ancienne artillerie, dans leur dernière entreprise contre le Mont-Saint-Michel. Il est à remarquer honorablement pour l’ordre de Saint-Benoît que ces ennemis de la France ont toujours échoué dans la même tentative, ce qui s’explique aisément par le courage et la fidélité des assiégés lorsque la plage est à sec ; car il est absolument impossible d’approcher du Mont lorsque la mer est revenue sur la grève. Le plan du sol de l’anse n’est pas incliné du côté de la pleine mer, d’où vient que la barre du flux arrive sur cette grève toute plate, non pas en roulant, s’avançant et s’élevant insensiblement comme une grève inclinée, mais par une irruption terrible et par une barre de vagues écumantes qui renversent, bouleversent, et qui détruiraient en dix minutes une armée du roi Pharaon. Quand la mer est haute, elle se brise toujours avec tant de furie contre la base du Mont, qu’il ne faut pas songer à s’y pouvoir servir d’une embarcation quelconque, et c’est au point qu’il ne se trouve pas même un seul bateau pêcheur dans le petit havre du Mont-Saint-Michel. Il en résulte que les habitans de l’abbaye et ceux de leurs vassaux qu’on appelle les Montois, ne sauraient communiquer avec la terre ferme que pendant la moitié de leur vie, et qu’ils se trouvent le reste du temps en état de réclusion forcée, ce qui se reproduit infailliblement lorsque la nuit arrive, ou pour peu qu’il y ait du brouillard.
La petite ville du Mont-Saint-Michel ne se compose que d’une seule rue qui gravit en serpentant sur le flanc méridional de la montagne, et qui conduit par des marches entaillées dans le roc, jusqu’au portique de l’Abbaye, d’où l’on aperçoit une seconde ligne de fortifications supérieures, admirablement édifiées en grands blocs de granit. Nous y fûmes reçues par le Prieur conventuel, à défaut d’Abbé régulier, parce que le siège de cette abbaye royale était ce qu’on appelle en commande. Énorme abus, qui consiste à disposer de ce qui n’est pas à soi ! L’Abbé-Commandataire du Mont-Saint-Michel était alors je ne sais quel Aumônier du Roi, qui touchait sine cura les 28 000 livres de rente appartenant à la Manse abbatiale ; aussi la conversation roula-t-elle presque toujours sur le même sujet pendant les 72 heures de notre hébergement à l’hospice des pèlerins, et ce ne fut pas sans gémissemens réciproques entre l’Abbesse de Montivilliers et ses congréganistes.
Non loin de l’hospice où nous étions logés, se trouvait la prison d’État, qui ne renfermait que deux prisonniers ; savoir : un vieux Chevalier d’O, qu’on soupçonnait d’avoir tué sa nièce à coups d’épée, (quand on disait qu’il était à moitié fou, le Prieur ajoutait charitablement qu’on lui faisait tort de l’autre moitié). Je crois me souvenir que l’autre captif était un chanoine de Bayeux qui ne pouvait s’empêcher de faire de la fausse monnaie : c’était une idée fixe, une sorte de rage, une maladie véritable. Je me souviens très bien aussi du local où l’on avait tenu renfermé le gazetier hollandais ; mais je n’ai jamais compris comment Madame de Silleryavait osé publier (quarante ans après) que c’était une cage de fer, et qu’elle avait été démolie par son élève, le Duc de Chartres. C’était une grande chambre dont le plancher supérieur était soutenu par des poteaux, et je ne vois pas ce que M. le Duc de Chartres y pouvait démolir sans y faire tomber le plancher sur sa tête. C’est assurément une bonne œuvre que de chercher à faire valoir un prince français, mais encore faudrait-il s’astreindre à ne dire que la vérité. Mme de Sillery n’y faisait pas tant de façons, parce qu’elle avait affaire à des lecteurs qui n’avaient rien à lui répondre, et parce qu’on n’avait encore entendu parler d’aucune personne qui fût allée visiter l’abbaye du Mont-Saint-Michel, pas plus que l’église de Brou-lez-Bourg en Bresse, ou le château royal de Chambord, que je ne vous en recommande pas moins comme étant les trois choses les plus curieuses du royaume.
J’ai toujours mieux aimé les vieilleries que les antiquités, et j’ai toujours aimé l’architecture gothique avec prédilection, mais comme l’intérieur de la clôture nous était interdit à cause de notre sexe, je ne pus voir que l’église, la salle des chevaliers de l’ordre de Saint-Michel, et l’entrée du cloître de l’abbaye, dont on nous entr’ouvrit la porte afin que nous y pussions jeter un coup d’œil indiscret. — La curiosité tempérée n’est qu’un péché véniel, et vous pourrez l’effacer en mangeant une bouchée de pain bénit, nous disait gaîment le Père hospitalier, Dom Charles de Courcy, lequel était le caractère enjoué, l’Amilcar de sa communauté ; savant personnage, au reste, et grand chartrier, s’il en fut jamais !
Le Mont-Saint-Michel est un lieu qui défie la description. J’y suis retournée vingt ans plus tard avec M. de Créquy, votre grand-père, pendant son inspection générale sur les côtes de Bretagne et de Normandie, mais à cause de ce même empêchement qui tenait à la clôture, tout ce que je pourrai vous en dire ne sera qu’à titre d’indication préparatoire et d’encouragement.
L’église abbatiale est un bel édifice du douzième siècle, avec des groupes de colonnes élancées et des roses de vitraux bien épanouies. Le maître-autel, qui recouvre la châsse de Saint-Paterde, Évêque d’Avranches, est entièrement revêtu d’argent massif, ainsi que le tabernacle et ses gradins, qui supportent une belle figure émaillée de l’ange exterminateur. Benvenuto Cellini n’a jamais rien produit de plus éclatant, de plus poétiquement chimérique et de plus finement ciselé que la figure du dragon qui s’enroule et se débat sous les pieds de l’Archange. On voit à la naissance de la voûte, autour du chœur et de l’abside, les armoiries coloriées avec les noms de tous les gentilshommes de Normandie qui militèrent avec Guillaume-le-Conquérant pendant les années 1066 et 1067. Il est aisé, d’y vérifier qu’il ne reste guère de ces anciennes familles en Angleterre. On nous y parla mystérieusement d’une singulière entreprise de corruption, tentée par un duc de Sommerset, à dessein de faire ajouter à ces inscriptions-là, celle du nom de Seymour ou Saint-Maur, qui, faisait-il dire, avait été primitivement celui de sa famille, et qu’il aurait désiré voir figurer parmi les compagnons de Guillaume-le-Conquérant, afin d’autoriser la prétention qu’il en avait. Cette injurieuse proposition fut accueillie comme elle méritait de l’être, et vous pensez bien que les Seymour en ont été pour leurs frais d’ambassade au Mont-Saint-Michel. Il fallait bien être le petit-fils d’un pédant parvenu, tel que le tuteur d’Edouard VI, pour imaginer qu’on pourrait faire inscrire un faux, à prix d’argent, par des religieux catholiques et par des gentilshommes français, dans une église de France, dans le sanctuaire d’une abbaye royale !…
La salle des chevaliers de l’ordre est une immense et superbe galerie, à quatre rangs de piliers gothiques, et dont la voûte est richement ornée de rosaces tombantes. On y voit les trophées héraldiques de tous les Chevaliers de l’ordre du Roi, depuis sa création par Louis XI, jusqu’à l’institution de celui du Saint-Esprit, par Henri III. Les casques et les cimiers des Chevaliers sont placés sur la sommité de leurs stalles, dont ils forment les couronnemens, et tout cela produit, de chaque côté de la galerie, une longue file de bannières, d’écus blasonnés, de casques, voiles de casques flottans, pennons, cimiers et lambrequins découpés, qui brillent de dorure, et de toutes couleurs, et qui produisent un effet admirablement noble et pittoresque. On dirait que toute la pompe féodale de la vieille France s’est réfugiée dans cette belle galerie du Mont-Saint-Michel.
Le cloître est formé par des colonnettes en granitelle variée, qui sont ajustées vers la pointe des ogives avec des sculptures en marbre imitant parfaitement des nœuds de cordage ; et je crois me rappeler que la partie centrale du cloître est formée par une large citerne où viennent aboutir toutes les eaux pluviales du monastère. On les conserve avec sollicitude, attendu qu’il n’existe pas une seule goutte d’eau potable, à une distance plus rapprochée, que celle de deux à trois lieues. Tous les fardeaux pesans, tels que les sommes de grains, les barriques pleines et les charges de combustibles, sont introduits dans l’intérieur de l’abbaye par une machine à roue qui les fait monter et glisser péniblement sur une fraction de rocher poli ; mais la pente en est tellement raide, et cette ouverture aux murs du couvent se trouve à une telle hauteur, qu’on y reste en pleine sécurité sur les introductions ou les évasions, ce qui fait que l’arcade en reste ouverte, indifféremment et continuellement pendant le jour et pendant la nuit. On a conservé la mémoire d’un prisonnier… (Il se trouve ici plusieurs lignes qui sont devenues indéchiffrables.) On voit de l’autre côté du nord, cette prodigieuse muraille appelée la merveille (Lacune d’une page)… et l’on rejetait au Comte de Montgommery qui vigilait au pied du mur, et qui attendait impatiemment son tour pour être hissé le dernier de sa troupe, ainsi qu’il est du devoir d’un chef prudent ; on lui rejeta par les mâchicoulis, vous disais-je, une trentaine de cadavres affublés chacun d’une robe de bénédictin, ce qu’il prenait pour des moines, tandis que c’étaient ses propres soldats à qui l’on avait tranché la tête. Quand son tour de monter fut arrivé, il se trouva prisonnier du Père Abbé, qui le retint en captivité jusqu’après l’abjuration d’Henri IV.
Un effort de construction qui n’est pas moins merveilleux que cette muraille, est une réunion de quatre immenses piliers gothiques, qui supportent une voûte sur laquelle ont été bâtis le rond-point du sanctuaire et la base du grand clocher ; lesquels ne portent point d’aplomb sur le rocher principal, et sont édifiés en dehors de son plateau. Il n’y a que des Moines et des Bénédictins qui puissent avoir entrepris et fait exécuter une conception si savante, et si grandiose ! On parle toujours de la Dyplomatique des bénédictins français, de l’Art de vérifier les dates, etc., mais il m’a toujours semblé que le grand œuvre des Bénédictins était leur abbaye du Mont-Saint-Michel !…
À quelques centaines de toises du Mont, on aperçoit une sorte d’îlot sablonneux qui reste à fleur d’eau, et qui s’appelle Tombelène. On y voit les débris d’une construction gigantesque en quartiers de roches brutes, et la tradition rapporte que c’était un sépulcre pour les Druides. C’est là que se trouve aujourd’hui le cimetière des religieux et des Montois.
Au pied de la montagne et du côté de l’occident, il y a sur la pointe d’un roc une petite chapelle de la Sainte Vierge, où les navigans affluent toujours en arrivant de leurs voyages au long-cours. La chapelle est bâtie de cailloux roulés par l’Océan ; les parois et la voûte, à l’intérieur, sont toutes couvertes de branches de corail, de mamelons d’ambre, de prismes d’algue-marine et de coquillages éclatans recueillis sur tous les rivages connus et rapportés par de pieux matelots. L’autel est un quartier de roche à qui l’on a laissé les aspérités d’un écueil, et dans le pourtour, on voit suspendus, comme ex-voto, des ancres de sauvetage et des chaînes de captif.
Nous y vîmes arriver une longue file de marins Bretons échappés d’un naufrage ; ils marchaient deux à deux, le capitaine à leur tête, avec les pieds nus, en chemise et la corde au cou. Le Père hospitalier fut les recevoir sur la grève, et les conduisit silencieusement à la chapelle. Des mères et des épouses de matelots absens suivaient le cortège avec un air de tristesse et de dévotion. On s’agenouilla devant l’image de la bonne Vierge, on y chanta l’Ave maris stella, et puis l’équipage s’en vint déjeûner à l’abbaye, après avoir raconté le danger qu’il avait couru sur des côtes lointaines, et le vœu qu’il avait fait à Notre-Dame de Bon-Secours.
Tous les Ducs de Normandie, et nous nos Rois, leurs suzerains, n’avaient jamais manqué, depuis Philippe-Auguste, à visiter la sainte montagne in periculo maris ; et Louis XV est le premier Roi de France à qui l’on n’ait pas fait accomplir ce pélerinage. La prophétie de l’Abbé Richard paraît annoncer les plus grands malheurs à la postérité du Roi, qui non rogaret et honoraret B. Archangelum Patronum Regni Franciœ, in tabernaculo suo, et ceci jusqu’à la troisième génération. Nous verrons si l’abbé Richard de Toustain n’est pas un faux prophète ? Mais sa malheureuse prévision n’a rien d’incroyable, en voyant l’audacieuse insolence de nos écrivains et la tolérance de notre Garde-des-sceaux !
J’allais oublier de vous dire que, pendant notre séjour à l’hospice du Mont-Saint-Michel, il y vint deux filles de qualité, qui nous arrivaient à pied du fond de leur Quimper-Corentinois. C’est ainsi qu’on entreprend et qu’on exécute les pélerinages dans ce pays-là. L’une était Mademoiselle de Querohent de Coëtanfao de Locmaria, dont la mère était l’héritière du Connétable de Clisson, et l’autre Mademoiselle de Kervenozaël de Lanfoydras, qui jouait du tympanon comme une fée Janvrile, et qui savait son nobiliaire sur le bout du doigt. Ces deux jeunes personnes étaient en possession (comme toutes les femmes de leur pays) d’un esprit inconcevablement vif et piquant, judicieux, délibéré, naturel et pleinement débarrassé de toute ligature conventionnelle. Une politesse exacte ; mais de phrases à compliment pas un mot, ce qui n’en valait que mieux. C’était justement le contrepied de la noblesse de Normandie qui se recherche et s’écoute parler en voulant toujours singer le bel air de Paris.

Souvenirs de la marquise de Créquy, Garnier, Paris, 1873, p. 74-85
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2049657/f82

Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules (1734)

Homme d’Église, diplomate, négociateur de la paix d’Utrecht, conseiller du cardinal Dubois et de Voltaire, Jean-Baptiste Dubos est aussi l’auteur d’une Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules. Dans cet ouvrage, il commence par « une vue générale de l’Empire romain à la fin du ive siècle et au début du ve et [va] jusqu’aux successeurs de Clovis en 540. L’ensemble des peuples barbares, et pas seulement les Francs, sont étudiés. » L’abbé Dubos cherche à prouver « que les Francs pénétrèrent la Gaule, non en conquérants, mais comme auxiliaires de l’Empire romain […] puis avec le soutien des populations et du clergé gallo-romains après la conversion de Clovis ». Une telle thèse fait de la royauté française l’héritière directe de Rome et donc la royauté la plus légitime d’Europe. Ce qui fera dire à Montesquieu dans L’Esprit des lois : « mes idées sont perpétuellement contraires aux siennes ; et que, s’il a trouvé la vérité, je ne l’ai pas trouvée ».

LIVRE 6

CHAPITRE SEPTIEME

Des Allemands, des Visigots, des Bavarois, des Teifales, des Saxons, et des Bretons Insulaires établis dans les Gaules.

[…]

Dès qu’on jette les yeux sur la Carte, on voit bien que tant que les Bretons tinrent Banesdwon, ils purent à la faveur des rivieres & de quelques postes qui s’étendoient jusques à la Manche, conserver les pays de l’Angleterre, qu’on désigne par le nom de pays de Galles & par le nom des Comtés de l’Ouest. Mais dès que les Saxons se furent rendus Maîtres de Banesdown, nos Bretons se trouverent relegués au-delà du Golfe de Bristol, & réduits à peu près à ce qui s’est appellé depuis le pays de Galles, ou le pays des Gaulois. Alors plusieurs de ces Bretons qui ne vouloient pas vivre sous l’obéissance des Saxons, ou qui se trouvoient trop serrés dans le pays auquel ils étoient réduits, auront pris le parti de se retirer dans les Gaules, d’autant plus volontiers, qu’ils étoient eux-mêmes Gaulois d’origine.
Si Béda nous apprenoit l’année que les Saxons se rendirent Maîtres du Boulevard de Banesdown, dont la prise fut un évenement décisif, lui qui apprend l’année qu’ils en commencerent l’attaque, nous sçaurions en quel tems les premiers Bretons insulaires seroient venus s’établir dans le pays connu aujourd’hui sous le nom de Basse Bretagne. Malheureusement Béda ne le dit point ; mais je crois que nous trouvons cette datte dans la Chronique de l’Abbaye du Mont Saint Michel, publiée par le Pere Labbe. Le passage des Bretons Insulaires dans les Gaules, doit suivant l’apparence, avoir suivi de près la réduction des postes & des Châteaux qu’ils tenoient sur la montage de Banesdown, au pouvoir des Saxons, & l’on y voit dans cette Chronique, que ce fut l’année cinq cens treize, que les Bretons d’Outremer vinrent s’établir sur la côte du Gouvernement Armorique, c’est-à-dire, dans le pays appellé par cette raison, la petite Bretagne. D’ailleurs, on peut voir dans les Annales du Pere le Cointe, sur l’année cinq cens vingt, plusieurs extraits de la vie de saint Gildas & de l’Histoire de Béda, qui font foy que cette année-là, il passa dans les Gaules un grand nombre de Bretons, qui venoient y joindre probablement ceux de leurs compatriotes, qui sept ans auparavant y avoient commencé un établissement.

Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’établissement
de la monarchie françoise dans les Gaules,
tome troisieme, Paris, 1734, p. 367-368.

https://books.google.fr/books?id=7XqC543M-hMC&pg=PA367

Laurent Rouault, Abregé de la vie de Saint Gaud, evesque d’Evreux, de Saint Pair, evesque d’Avranches, de saint Scubilion abbé de saint Senier aussi évêque d’Avranches et de saint Aroaste prestre (1734)

Au XVIIIe siècle, le premier propagateur du mythe de la forêt de Scissy est le curé de Saint-Pair. « Il a lu dans la vie de saint Paterne, par Fortunat, que, dans les dunes qui avoisinent l’Océan, dans la commune de Saint-Pair, l’ancien Sessiacus, le saint pontife d’Avranches, manquant d’eau a touché la terre de son bâton et une fontaine a jailli au sein des sables. L’écrivain de Poitiers appelle justement ces dunes un désert, in deserto. Mais de cette petite solitude, de ce modeste désert de Scicy, desertum Sessiacense, le curé de Saint-Pair fait une forêt. […] il étend sa forêt sur toute la surface du golfe de Saint-Michel, la limite par les rochers de Chausey, tout en nous prévenant qu’il n’en restait plus que des débris au sixième siècle. »

Pigeon, « Le Diocèse d’Avranches », Mémoires de la Société académique du Cotentin : archéologie, belles-lettres, sciences et beaux-arts, tome 5, 1887, p. 65.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5748393z/f84

« Environ l’an quatre cens de la Naissance du Sauveur du monde, il y avoit dans la basse Normandie vers l’Occident sur la mer Oceane une vaste forêt qui commençait à la chaîne des Rochers de Chause, & s’étendoit vers le midi au-delà du Mont Tombelaine aujourd’hui le Mont Saint Michel. Cette Forêt qui portoit le nom du Desert de Scicy, avoit environ sept lieuës de long & près de quatre de large : car elle occupoit tout le terrain où est maintenant le bras de mer, qui sépare la Normandie de la Bretagne, qui n’étoient alors divisées que par la riviere de Coënon où la mer avoit déjà son flux qu’elle a étendu peu à peu si loin que la Forêt n’avoit plus dès le sixiéme siécle qu’une lieuë de large, c’est-à-dire demie lieuë du côté de la Normandie, & autant de celui de la Bretagne.
La marée de Mars de l’an sept cens neuf fut si violente, qu’elle renversa presque toute la Forêt, ne laissant que quelques arbres sur le bord, dont on trouve encore des racines dans la greve elle a même gagné une grande partie des prairies qui touchoient à cette Forêt du côté de l’Orient.
Ce vasge élement augmente de jour en jour ses ravages à la connoissance de tous les habitans du lieu, dont les anciens attestent avoir vû d’excellens pâturages dans plusieurs endroits où il n’y a plus maintenant qu’une greve. La côte de Bretagne à l’opposite de celle de Normandie a souffert les mêmes inondations de son côté : car plusieurs personnes encore vivantes, assurent avoir vû il y a cinquante ans, plusieurs Villages dont les ruines sont à présent couvertes par la mer ;
Le Desert de Scicy étoit habité à la naissance de l’Eglise dans les Gaules par quelques Idolàtres encore à demi sauvages. Plusieurs saints personnages excités tant par le zele de la conversion de ces infideles, que par le desir de la solitude, se retirerent dans cette Forêt Saint Pair & Saint Scubilion y vinrent du fond du Poitou, & ils y trouverent déjà des Hermites, entr’autres un saint Prêtre appellé Aroaste, qui y vivoit dans une grande austerité avec un jeune homme nommé Senier, natif de Cettainville, qui fut depuis Evêque d’Avranches.

L. Roüault, Abregé de la vie de Saint Gaud, evesque d’Evreux, de Saint Pair, evesque d’Avranches, de saint Scubilion abbé de saint Senier aussi évêque d’Avranches et de saint Aroaste prestre, Imprimerie de Montalant, Paris, 1734, p. xiij-xvj

https://books.google.fr/books?id=pWG-mevVJQkC&printsec

Nicolas Lenglet du Fresnoy, L’Histoire justifiée contre les romans (1735)

En 1734, M. le C. Gordon de Percel, reprochant à l’histoire ses « incertitudes », écrit un ouvrage vantant la fiction : De L’Usage des Romans. Le titre du chapitre II de cet ouvrage donne une assez bonne idée de la tonalité générale : « L’imperfection de L’Histoire doit faire estimer les Romans. Les femmes, quoique mobiles essentiels des grandes affaires, paroissent à peine dans l’Histoire ». Outré par ces raccourcis, dès l’année suivante, l’historien et futur encyclopédiste Nicolas Lenglet du Fresnoy prend la plume pour « montrer tout ce que l’Histoire a de grand pour l’esprit, & tout ce qu’elle a de satisfaisant pour le cœur ». En bon historien, plutôt que de nier les « incertitudes » soulignées par son adversaire, il en cherche les causes : « ce n’est point à l’Histoire qu’il faut s’en prendre si elle renferme quelques incertitudes ; mais à la bizarrerie de ceux qui auroient honte de penser & de parler comme le reste des hommes. Ils veulent du singulier & de l’extraordinaire […]. Autre cause des incertitudes où nous jettent les Historiens, c’est leur basse flatterie pour les Princes […]. Enfin je mets pour neuvième cause de l’incertitude de l’Histoire l’animosité & l’esprit de parti qui règne quelque fois dans la plûpart des Ecrivains ». Chaque cause est illustrée par un exemple, l’un de ces exemples confirme que certains abbés du Mont furent des hommes de pouvoir et d’influence.

ARTICLE VI. Incertitudes de l’Histoire. D’où naissent ces incertitudes
[…]
Un fait beaucoup plus moderne m’a toûjours extrêmement frapé. Il est de la nature de ceux que l’ennemi croit pouvoir hazarder quelquefois pour rendre odieux le parti contraire Je lis dans un Auteur ces paroles remarquables. L’Etoile fatale à tous ceux qui font obstacle à la grandeur de la Maison d’Autriche, emporta ce jeune Prince (c’étoit le Prince Electoral de Bavière, fils aîné du Sérénissime Electeur Maximilien Emmanuel) Il mourut donc à Bruxelles d’une indisposition très légère, & qui l’avoit attaqué plusieurs fois, sans danger, avant qu’il fût destiné à porter la Couronne d’Espagne.
Quelle triste & funeste idée ces paroles ne font-elles pas naître ? Ceux néanmoins qui ont connu le vertueux Empereur Leopold, savent qu’il étoit incapable, & par Religion, & par probité, de se servir d’aucun moyen odieux. Jamais Prince n’a eu de plus grands principes d’honneur & de vertu ; je ne parle point de sa piété, elle ne s’est jamais démentie.
Mais pour le justifier, je rapporterai deux faits décisifs : l’un & l’autre connus à la Cour de Bavière, où je les ai appris. Le Prince Electoral mourut effectivement de faim. Une légère indisposition l’ayant attaqué, les Médecins crurent le pouvoir guérir par la diete ; elle fut poussée trop loin ; & quoiqu’il demandât continuellement que l’on soulageât sa faim, la Médecine fut inéxorable à ce sujet, & il lui fallut périr d’inanition dans le sein de l’abondance : ce fut au mois de Février 1699. L’ouverture même de son corps fit voir qu’il n’y avoit en lui que cette cause de mort.
L’autre fait justificatif est que le Sérénissime Electeur de Baviére, sur ce que l’Empereur Léopold lui en fit parler, désavoua lui-même cet Ecrit, qui contenoit beaucoup de choses essentielles. Le Manuscrit qu’on en avoit envoyé à l’Electeur pour l’éxaminer, fut pris dans ses équipages après la fatale journée d’Hochstet en 1704. C’est ce que j’ai su du feu Baron De Karg, Abbé du Mont Saint Michel, Grand Chancelier, & Premier Ministre du Sérénissime Electeur de Cologne. On ne l’a jamais accusé de basse flaterie pour la Maison d’Autriche, qui l’avoit mis au ban de l’Empire ; mais il avoit trop d’équité pour ne la pas justifier sur un crime aussi atroce.
Enfin, je mets dans la même classe ceux qui ont des mécontentemens vrais ou imaginaires des Souverains, ou de quelqu’autre personne que ce soit. L’homme mécontent devient irréconciliable : il se croit attaqué dans son mérite, son amour propre est offensé : ainsi il s’embarrasse moins de rendre témoignage à la vérité que de satisfaire son ressentiment […]

Nicolas Lenglet du Fresnoy, L’Histoire justifiée contre les romans,
Amsterdam, 1735, p. 140-143.

https://books.google.fr/books?id=1eAGAAAAcAAJ&pg=PA140

Bernard de Montfaucon, « Manuscripti codices monasterii Sancti Michaelis in periculo maris » (1738-1739), « Codices manuscripti monasterii Sancti Michaëlis in periculo maris » (XVIIIe)

Au XVIIIe siècle, les bénédictins mauristes continuèrent leur travail de catalogage. On dispose ainsi de deux recensements des manuscrits du Mont attribués à Bernard de Montfaucon, immense érudit polyglotte (latin, grec, hébreu, chaldéen, syriaque, copte) reconnu pour ses éditions des œuvres des Pères de l’Église grecque, pour les 19 volumes de L’Antiquité expliquée et représentée en figures et pour être le fondateur de la paléographie.

B. de Montfaucon, « Manuscripti codices monasterii Sancti Michaelis in periculo maris », (1739[=1738]) dans Bibliotheca Bibliothecarum manuscriptorum nova, Paris, Briasson, t. 2, p. 1356-1361.

B. de Montfaucon et al., « Codices manuscripti monasterii Sancti Michaëlis in periculo maris », (XVIIIe s.), dans Catalogues de mss., notes et extraits divers, Paris BNF, Latin 13069, ff. 216r-220v.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105127533/f453

Histoire du Mont-Saint-Michel, depuis sa fondation par saint Aubert, en 708, jusqu’à l’année 1744 (1744)

Au XVIIIe siècle, les Mauristes ont continué le travail de leurs prédécesseurs sur l’histoire du Mont en l’amendant et en la complétant.

Histoire du Mont-Saint-Michel, depuis sa fondation par saint Aubert, en 708, jusqu’à l’année 1744, composée par un religieux Bénédictin de l’abbaye royalle du Mont-Saint-Michel, de la Congrégation de Saint-Maur » (1744)

Chapitre 1
Description du Mont St Michel tel qu’il est a présent
Description du mont St Michel tel qu’il était autrefois et des Hermites qui l’habitoient
De la fondation du Mont St Michel av. st aubert.
De l’établissement des chanoines et de leur expulsion & l’introduction des Religieux bénédictins au Mont St Michel
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f13

Chapitre 2
De ce qui s’est passé de plus remarquable sous les abbés réguliers
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f41

Chapitre 3
Du droit qu’avaient les moines du Mont st Michel d’eslire leurs abbés
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f123

Chapitre 4
Ce qui s’est passé de plus considérable sous les abbés commendataires
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f129

Chapitre 5
De l’introduction de la garnison au mont st Michel
Des capitaines ou gouverneurs
De ce qui s’est passé en plus particulier dans le fait des armes sous leurs gouvernements
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f182

Chapitre 6
Des donations faites à cette abbaye et prieurés et cures qui en dépendent
Des Malédictions que donnent les bienfaiteurs de cette abbaye a ceux qui voudroient s’emparer des biens qu’ils luy ont donnés
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f295

Chapitre 7
Des personnes les plus considérables qui sont venues en pélerinage au mont st Michel.
Des Reliques qui luy ont été données et de quelques miracles qui sont arrivés
Le Cathalogue des abbayes qui sont […] de confraternité à celle du mont st michel
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f317

Chapitre 8
Des priviléges, exemptions, immunités et indulgences et autres grâces acordées a l’abbaye du Mont st Michel par les souverains, pontifes, de lettres, patentes et autres pieces originalles.

« — Le chapitre VIII et dernier, qui forme à lui seul à peu près la moitié du volume (pages 344-665), est presque entièrement composé d’un recueil de pièces justificatives, commençant au Xe siècle, et comprenant un grand nombre de bulles pontificales, d’actes royaux, etc. »
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52500014j/f359

Charles Duclos, Histoire de Louis XI (1745)

En 1741, Louis XV, par l’intermédiaire du ministre Maurepas, confie la rédaction d’une histoire de Louis XI à Charles Duclos. L’encyclopédiste qu’il est n’épargne ni les grands seigneurs ni la papauté. En revanche, il fait la part plutôt belle au roi ce qui lui vaudra par la suite d’entrer à l’Académie française et d’obtenir la charge d’historiographe de France.

Le roi exécuta cette année (1er août) le dessein qu’il avoit, depuis long-temps, de former un ordre de chevalerie, et prit pour patron saint Michel. Cet ordre devoit être composé de trente-six chevaliers, avec un chancelier, un trésorier, un greffier, et un héraut, tous élus à la pluralité des voix. Le roi en étoit le chef, et avoit deux voix ; mais, en cas de partage, elles pouvoient en valoir trois. Les premiers chevaliers que le roi nomma, furent le duc de Guyenne ; Jean de Bourbon ; le connétable de Saint-Pol ; Jean de Beuil, comte de Sancerre ; Louis de Beaumont, seigneur de la Forêt et du Plessis ; Jean d’Estouteville, seigneur de Torcy ; Louis de Laval, seigneur de Châtillon, Louis, bâtard de Bourbon, comte de Roussillon, amiral de France ; Antoine de Chabannes, comte de Dammartin ; Jean, bâtard d’Armagnac, comte de Comminges, maréchal de France, gouverneur de Dauphiné ; Georges de La Trémouille, seigneur de Craon ; Gilbert de Chabannes, seigneur de Curton ; Charles de Crussol, sénéchal de Poitou ; Tanneguy du Châtel, gouverneur de Roussillon et de Cerdagne. Le nombre de trente-six chevaliers n’étant pas complet, le roi déclara, qu’au premier chapitre, il seroit procédé à l’élection des autres.
Les principales conditions, pour recevoir un chevalier, étoient qu’il fût gentilhomme, de nom et d’armes, et sans reproches. On pouvoit être privé de l’ordre, pour trois causes, savoir : l’hérésie, la trahison, ou pour avoir fui dans quelque bataille ou rencontre. Il se tenoit, tous les ans, un chapitre où l’on examinoit les vies et mœurs de chaque chevalier en particulier, en commençant par le dernier reçu, et finissant par le roi, qui voulut être soumis à l’examen. Le chevalier sortoit de l’assemblée pour laisser la liberté de l’examen ; on le faisoit ensuite rentrer, pour louer ou blâmer sa conduite.

p. 389-390.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205385b/f393

Le roi, voyant la couronne assurée par la naissance d’un fils, s’appliqua de plus en plus à rétablir la paix dans le royaume. Il se rendit à Angers avec le duc de Guyenne et le roi Réné, afin d’être plus à portée de donner ses ordres à Dammartin et à Crussol, qu’il avoit envoyés à Nantes négocier un accommodement avec le duc de Bretagne. Marguerite, reine d’Angleterre, le prince de Galles, son fils, le comte de Warwic et sa jeune fille, se rendirent à Angers auprès du roi. Ce fut là que le prince de Galles épousa la fille de Warwic. Marguerite, le prince son fils, et sa belle-fille s’étant ensuite retirés à Razilli, le roi leur donna des officiers et des pensions plus convenables à leur rang qu’à leur état présent.
Le comte de Warwic, voulant retourner en Angleterre malgré la flotte angloise et celle du duc de Bourgogne qui l’observoient, mit enfin à la voile, et passa à la faveur d’une brume, sans être aperçu des Anglois ni des Bourguignons. Les vaisseaux françois qui lui servoient d’escorte, avoient ordre, s’ils rencontroient les flottes, de faire route sans s’arrêter, mais de se défendre s’ils étoient attaqués.
Dans le temps que Warwic se mettoit en mer, le roi, sous prétexte d’un pèlerinage au mont St.-Michel, parcourut les côtes de Normandie. A son retour au Plessis, il tint sur le commerce un grand conseil où il fit appeler deux négocians de chacune des principales villes du royaume. Dans toutes ses affaires il préféroit les lumières et l’expérience aux dignités. Il s’agissoit de savoir comment on devoit se comporter avec les sujets du duc de Bourgogne depuis qu’il avoit fait saisir les marchandises des François.
On examina quelle influence les divisions de l’Angleterre pouvoient avoir dans la question dont il s’agissoit. En conséquence des délibérations (8 octobre), il fut résolu qu’on cesseroit d’aller aux foires d’Anvers ; qu’on romproit tout commerce avec les sujets du duc de Bourgogne ; et, pour attirer les étrangers en France, le roi ordonna qu’il se tiendroit, tous les ans à Caen, deux foires où toutes sortes de monnoies auroient cours, et où les étrangers jouiroient de tous les privilèges des régnicoles.
C. Duclos, Œuvres complètes, tome 2, Louis-Simon Auger, Paris, 1806, p. 416-417.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205385b/f420

Cependant Louis XI, s’appliquant à rétablir la paix dans le royaume (août), voulut se faire voir à Alençon, pour étouffer toutes les semences de révoltes, que le duc d’Alençon pouvoit y avoir laissées. Lorsqu’il entra dans la ville, un page et une fille de joie qui s’étoient enfermés dans le château, se mirent à une fenêtre pour le voir passer, et poussèrent, par hasard, une pierre qui étoit détachée. Elle tomba si près du roi qu’elle déchira sa robe. Ce prince fit aussitôt le signe de la croix, baisa la terre, prit la pierre, et ordonna qu’on la portât avec lui au mont St.-Michel, où elle fut mise avec le morceau de la robe, en action de grâces. Au premier bruit de cet accident, les habitans frappés de frayeur, crurent que le roi alloit livrer la ville au pillage. Il fut plus modéré qu’ils ne pensoient ; il donna le temps de faire des perquisitions : le page et la fille furent découverts, et en furent quittes pour quelques jours de prison.
Louis étant au mont St.-Michel conclut une trêve de dix ans (15 août), et un traité de commerce avec les députés de la Hanse Teutonique.
Le maréchal de Comminges mourut dans ce temps-là. Il fut d’abord connu sous le nom de bâtard D’Armagnac ou de Lescun ; il s’attacha à Louis XI, dans le temps que ce prince n’étoit encore que Dauphin, et dès ce moment ne connut plus d’autres intérêts que ceux de son maître. Le roi, à son avénement à la couronne, le fit maréchal de France, et lui donna le comté de Comminges. Le maréchal s’imagina, pendant quelque temps, qu’il pourroit se rendre maître de l’esprit du roi ; mais s’apercevant bientôt que Louis vouloit faire des grâces, sans diviser son autorité, il fut assez prudent pour ne pas risquer ces essais téméraires de la faveur, qui avilissent les princes, ou perdent les favoris.

C. Duclos, Œuvres complètes, tome 3, Louis-Simon Auger, Paris, 1806, p. 13-14.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205386q/f16

« Mont-Saint-Michel », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1765)

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert contient un article « Mont-Saint-Michel » qui sous une neutralité apparente n’en porte pas moins quelques estocades critiques.

MONT-SAINT-MICHEL, sur mer, (Géog.)​​ abbaye, château, & ville en France, sur une roche, ou sur une petite île adjacente à la Normandie. Cette abbaye devint célebre par les biens que lui firent depuis 1709 les rois de France, ceux d’Angleterre, les ducs de Bretagne, & de Normandie. Elle est occupée par des moines de S. Benoît, &​​ vaut à son abbé 40 milles livres de rente. Cette abbaye a donné lieu à l’institution de l’ordre militaire de saint Michel, faite par Louis XI.
Le château & la ville du Mont-saint-Michel, sont situés sur le rocher isolé, d’environ un demi-quart de lieue de circuit, au milieu d’une baie que forme en cet endroit les côtes de Normandie & de Bretagne, dont les plus proches sont éloignées d’une lieue & demie de ce mont. Le flux de la mer y vient deux fois en 24 heures, & répand ses eaux une grande lieue avant dans les terres, en sorte qu’il faut choisir l’intervalle des marées pour y pouvoir arriver.
Le Mont saint-Michel est une place importante, & très-forte ; les bourgeois la gardent en tems de paix, mais on y met des troupes en tems de guerre. C’est l’abbé qui est gouverneur né de cette forteresse ; & en son absence, c’est au prieur à qui l’on porte les clefs tous les soirs. Elle est à quatre lieues d’Avranches, 74 S. O. de Paris. Long. Selon Cassini, 15.51.30. lat. 48.38.11.

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Mis en ordres et publié par Mr. ***… Tome dixieme. MAM-MY. – A Neufchastel [i.e. Paris] : chez Samuel Faulche & Compagnie, 1765, p. 696-697.

Germain-François Poullain de Saint-Foix, Essais historiques sur Paris, (1766)

Mousquetaire au sang chaud puis maître des eaux et forêts, Germain-François Poullain de Saint-Foix est l’auteur d’une vingtaine de comédies. « Son ouvrage Essais historiques sur Paris a pour objet « de faire connaître par des faits et des anecdotes le caractère, les mœurs et les coutumes » de la France. C’est une succession d’observations et d’anecdotes qui visent à montrer, par-delà les différences des usages, l’unité de l’espèce humaine. Pour autant, l’auteur se tient à bonne distance de l’esprit philosophique de son temps ». Son récit sur les druidesses du Mont en est la meilleure preuve.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Germain_Fran%C3%A7ois_Poullain_de_Saint-Foix

Avant que le Christianisme eût dissipé les ténebres de l’idolâtrie, le Mont S. Michel s’appelloit le Mont Bellen, parce qu’il étoit consacré à Belenus, un des quatre grands Dieux qu’adoroient les Gaulois. Il y avoit sur ce Mont un collége de neuf Druidesses ; la plus ancienne rendoit des oracles ; elles vendoient aussi aux marins des fleches qui avoient la prétendue vertu de calmer les orages, en les faisant lancer dans la Mer par un jeune-homme de vingt-un ans qui n’avoit point encore perdu sa virginité. Quand le vaisseau étoit arrivé à bon port, on députoit ce jeune-homme pour porter à ces Druidesses des présens plus ou moins considérables ; une d’entr’elles alloit se baigner avec lui dans la Mer, & recevoit ensuite les prémices de son adolescence, en l’initiant aux plaisirs qu’il avoit jusqu’alors ignorés ; le lendemain, en s’en retournant, il s’attachoit sur les épaules autant de coquilles qu’il s’étoit initié de fois pendant la nuit.

Poullain de Saint-Foix, Essais historiques sur Paris, vol. V, Londres, 1766, p. 60-61.
https://books.google.fr/books?id=cHrkRsdFnZIC&printsec=frontcover

Voltaire, Histoire du parlement de Paris (1769)

« A la sortie en 1769 de L’Histoire du parlement de Paris la France traversait une phase de conflit politique, puisque le parlement contestait énergiquement le pouvoir royal. Craignant pour la stabilité de la nation, Voltaire se fixa la tâche d’explorer les bases historiques de l’autorité du parlement, dans le but de renforcer la position de Louis XV ». Comme le montre bien l’épisode ici raconté, le Mont, en cette deuxième partie du XVIIIe siècle, est bel et bien devenu un synonyme du mot « prison ».
http://www.voltaire.ox.ac.uk/publication/lhistoire-du-parlement-de-paris/

Chapitre LXV

Suite des folies

Les refus de sacremens, les querelles entre la juridiction civile & les prétentions ecclésiastiques s’étant multipliées dans les diocèses de Paris, d’Amiens, d’Orléans, de Chartres, de Tours ; les Jésuites soufflant secrettement cet incendie ; les Jansénistes criant avec fureur ; le schisme paraissant près d’éclater, le Parlement avait préparé de très amples remontrances & il devait envoyer au Roi une grande députation. Le Roi ne voulut point la recevoir ; il demanda préalablement à voir les articles sur lesquels ces représentations porteraient ; on les lui envoya. 30 Avril 1753. Le Roi répondit qu’ayant examiné les objets de ces remontrances il ne voulait point les entendre.
5 Mai. Les Chambres s’assemblent aussitôt, elles déclarent qu’elles cessent toute espece de service excepté celui de maintenir la tranquillité publique contre les entreprises du Clergé. Le Roi leur ordonne par des lettres de jussion de reprendre leurs fonctions ordinaires, de rendre la justice à ses sujets & de ne se plus mêler d’affaires qui ne le regardent pas. Le Parlement répond au Roi qu’il ne peut obtempérer. Ce mot obtempérer fit à la Cour un singulier effet. Toutes les femmes demandaient ce que ce mot voulait dire, & quand elles sçurent qu’il signifiait obéir, elles firent plus de bruit que les Ministres & que les Commis des Ministres.
6 Mai. Le roi assemble un grand Conseil. On expédie des lettres de cachet pour tous les membres du Parlement excepté ceux de la Grand’Chambre. Les mousquetaires du Roi courent dans toute la ville pendant la nuit du 8 au 9 Mai & font partir tous les Présidens & les Conseillers des Requêtes & des Enquêtes, pour les lieux de leur exil. On envoye avec une escorte l’Abbé Chauvelin au mont St. Michel & ensuite à la citadelle de Caen ; le Président Frémont du Masy, petit-fils d’un fameux partisan, au château de Ham en Picardie ; le Président de Besigni, aux Isles de Ste. Marguerite, & Beze de Lys à Pierre-Encise.
Les Conseillers de la Grand’Chambre s’assemblerent. Ils étaient exceptés du châtiment général, parce que plusieurs ayant des pensions de la Cour & leur âge devant les rendre plus flexibles, on avait espéré qu’ils seraient plus obéissans : mais quand ils furent assemblés ils furent saisis du même esprit, que les Enquêtes ; ils dirent qu’ils voulaient subir le même exil que leurs Confreres ; & dans cette séance même ils décréterent quelques Curés de prise de corps.
10 Mai. Le Roi envoya la Grand’Chambre à Pontoise comme le Duc d’Orléans Régent l’y avait déjà reléguée. Quand elle fut à Pontoise, elle ne s’occupa que des affaires du schisme. Aucune cause particuliere ne se présenta.

Voltaire, Histoire du Parlement de Paris, tome 2, J.-J. du Fay Amsterdam, 1769.
https://books.google.fr/books?id=xv4_AAAAcAAJ&pg=PA195

René Prosper Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur où l’on trouve la vie et les travaux des auteurs qu’elle a produits, depuis son origine en 1618 jusqu’à présent, avec les titres des livres qu’ils ont donnés au public et le jugement que les savans en ont porté (1770)

Après avoir écrit l’histoire des monastères qu’ils occupaient, les Mauristes entreprirent l’histoire de le leur histoire. Tel est le sujet de Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur. Dans la préface de cet ouvrage, se trouve une belle justification de leur démarche : « Un autre travail, qui occupa long-tems grand nombre de Religieux, fut l’Histoire de chaque monastere en particulier. Ces histoires manuscrites conservées dans les abbayes, ont beaucoup servi à la composition des Annales Bénédictines & du Gallia Christiana. […] Ces Savans, & Dom Mabillon avant eux, ont bien senti l’importance de ces histoires particulières faites sur les originaux. En effet, elles répandent la lumiere sur le civil & l’ecclésiastique du royaume ; elles enrichissent la Géographie du moyen âge ; elles font revivre quantité de lieux qu’on ne connoissoit plus ; la plupart des familles distinguées y trouvent de quoi conduire le fil de leurs généalogies ; enfin elles tirent de l’oubli une multitude de grands hommes & de faits édifians. » Comme il se doit, plusieurs de ses grands hommes passèrent au Mont et plusieurs de ces faits édifiants se déroulèrent… au Mont.

René Prosper Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur … où l’on trouve la vie et les travaux des auteurs qu’elle a produits, depuis son origine en 1618 jusqu’à présent, avec les titres… des livres qu’ils ont donnés au public et le jugement que les savans en ont porté ; ensemble la notice de beaucoup d’ouvrages manuscrits composés par des bénédictins du même corps, 1770

Dom Jean Huynes, né dans la ville de Beauvais, prononça solemnellement ses vœux dans l’abbaye de Redon en Bretagne, le 21 Mai 1630, âgé de 21 ans. Il aimoit la solitude & fuyoit sur-tout l’oisiveté. Assidu à l’office divin, ses grands travaux pour la Congrégation ne l’en dispensoient jamais. Il avoit du talent & du gout pour écrire l’Histoire des monastères sur les titres & les pieces originales. Il composa sur les titres originaux celle de S. Florent, dont Messieurs de Saint Marthe se sont servis dans leur Gallia Christiana, en quatre volumes. […] On a encore à S. Germain des Prés « l’HISTOIRE générale de l’abbaye du Mont Saint-Michel, composée en l’an 1638, par D. Jean Huynes, Religieux Bénédictin audit Mont Saint-Michel, & revue & corrigée par l’auteur en 1640 », avec un autre manuscrit intitulé : « Histoire de l’abbaye du Mont Saint-Michel, depuis l’an 780 jusqu’en 1648, 2 vol. in-folio »
Dom Jean Huynes avoit dessein de faire un Pouillé général des Bénéfices de France sur les titres originaux ; mais il lui auroit fallu une vie plus longue. Il étoit occupé à mettre en ordre les archives de l’abbaye de S. Germain des Prés, lorsqu’il tomba malade le jour de l’Assomption de la Vierge. Trois jours après, c’est-à-dire, le 18 Août de l’an 1651, il cessa de vivre, ou comme s’expriment nos Mémoires, il cessa de travailler. Il fut universellement regretté de tous ses confrères, qui perdirent en lui un modele accompli de toutes les vertus chrétiennes & religieuses.
p. 57-58
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f88

  1. Dom Robert Quatremaire est auteur d’un Requête présentée au Clergé pour la Fête de S. Michel & le pélerinage du Mont Saint-Michel en Normandie.
  2. Le dernier ouvrage que le P. Quatremaire ait fait imprimer est l’Histoire abrégée du Mont Saint-Michel, avec les motifs du pèlerinage, A Paris, 1668, in-12.
    p. 80
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f111

Dom le Gallois alla demeurer en Bretagne. Le R. P. Dom Maur Audren, dont nous parlerons dans la suite, jetta les yeux sur lui pour la composition de la nouvelle histoire de cette province. Dom le Gallois s’occupa d’abord à rechercher les Monumens & les Pieces nécessaires, à vérifier & à mettre en ordre les extraits qu’on envoyoit d’ailleurs ; pendant que deux ou trois de ses confreres visitoient les archives, & en tiroient ce qui pouvoit servir à l’histoire générale de Bretagne. Les archives de Dol & de l’abbaye du Mont S. Michel étoient encore à visiter. Dom le Gallois, qui étoit à la tête de tous ceux qui s’étoient occupés à ces pénibles recherches, y alla, y fit une ample moisson, & fut frappé d’apoplexie au Mont S. Miche. Il en mourut sur le soir le 5 Novembre 1695, âgé de 55 ans.
p. 161
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f192

Dom Gerberon, l’un des plus zélés disciples de saint Augustin & des plus laborieux écrivains de son tems, naquit le 12 Aout 1628 à S. Calais petite ville du bas Maine. Après avoir fini son cours de Philosophie à Vendôme chez les Pères de l’Oratoire l’an 1647, il fut choisi par la ville de S. Calais pour être Principal du college, n’étant âgé que de dix-neuf ans. L’année suivante il renonça au monde, & entra dans le Noviciat de l’abbaye de S. Melaine de Rennes, où il prononça ses vœux solennels le 11 Novembre 1649, âgé de 21 ans. Deux ans après il fut envoyé au Mont S. Michel, où il étudia en Philosophie & en Théologie. Il reçut la Prêtrise vers l’an 1655 âgé de 28 ans. Trois ans après il fut envoyé dans l’abbaye de Bourgueil pour enseigner successivement la Rhétorique, la Philosophie & la Théologie à ses jeunes confreres. […]
p. 311
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f342

Dom Maur Audren est un des Supérieurs de la Congrégation qui a eu le plus de zele pour le progrès des bonnes études. […] Son mérite l’éleva bientôt à la Supériorité. Dans tous les monastères qu’il gouverna, un de ses premiers soins fut de fournir les Bibliotheques de bons livres, lorsqu’il étoit Prieur de Landevenec, M. de Coetlogon Evêque de Quimper, lui proposa de s’appliquer à une nouvelle Histoire de Bretagne […] Il restoit encore de voir les archives de Dol & du Mont Saint-Michel : il y envoya D. Antoine le Gallois, qui étoit le principal de tous ceux qui s’étoient occupés des recherches. Ce savant Religieux, qui étoit chargé de composer l’histoire, & qui en avoit déjà fait les commencemens, finit ses jours au Mont S. Michel.
p. 469-470
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f500

Dom Gelé, qui a été dans la Congrégation un modele accompli de vertu & de patience, naquit au Chêne en Retelois, diocèse de Reims, & fit profession dans l’abbaye de Saint-Remi le 23 Septembre 1666, à l’âge de 21 ans. Dans sa jeunesse il se distingua par sa piété & par sa fidélité à tous ses devoirs. Après ses études il fut choisi avec d’autres jeunes Religieux pour travailler à la nouvelle édition de S. Augustin, sous la conduite de D. François Delfau, & pour cet effet ils furent tous envoyés à S. Denys. Mais peu de tems après, le Maître de Philosophie ayant manqué au Mont Saint-Michel, le Pere Gelé y fut envoyé pour remplir sa place. Ayant achevé son cours de Philosophie, il en fit un second, après lequel les Supérieurs le rapellerent dans la province de France, où il enseigna la Théologie à S. Germain des Prés.
p. 473-474
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f504

Dom Charles Du Pont […] on l’envoya à Pontlevoi pour former à l’étude & à la vertu les pensionnaires de ce college, dont il fit en peu de temps changer la face par son zèle & ses talens. Ayant fait un voyage à Fleuré, lieu de sa naissance, il y instruisit quelques personnes sur les disputes qui agitoient l’Eglise. M. Turgot de S. Clair Evêque de Séez s’en plaignit à D. Thibaut Supérieur-général, qui relégua le P. du Pont à Saint-Michel-en-l’Herme dans le bas Poitou. En 1729 il fut exilé par ordre de la Cour chez les Cordeliers des Sables d’Olonne. Le détail de ce qu’il y eut à souffrir fait horreur. Mais son humilité & sa patience triompherent des mauvais traitemens & des préventions de ses geoliers. Il fut transféré par une nouvelle lettre de cachet sollicitée par Dom Alaydon dans l’abbaye du Mont S. Michel, où il se trouva avec les Peres Daret & Lacoste ses respectables confreres, relégués pour la même cause que lui. Enfin on l’envoya dans l’abbaye de Lessai au diocèse de Coutance, où il instruisit la jeunesse du pays par des catéchismes publics, & la distribution de bons livres.
p. 524
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f555

Dom Joseph Castel naquit à Rennes d’une famille noble, qui lui donna une belle éducation […] Il fut ensuite nommé successivement Prieur des abbayes d’Issoire, d’Evron, de Landevenec, du Mont S. Michel & de Bourgueil. Par-tout il sut allier le zele pour la régularité avec la discrétion, & la fermeté avec la douceur.
p. 579-580
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f610

Dom Fursi Clément natif de Paris, fit profession à Saint Faron de Meaux le 14 de Mai 1628 à l’âge de vingt-quatre ans. Il eut le bonheur de tomber sous la conduite de Dom Athanase de Mongin, qui lui inspira une grande dévotion envers le très-saint Sacrement de l’Autel. Etant Souprieur du Mont S. Michel, il alloit dans les villages voisins annoncer la parole de Dieu. Afin de n’être à charge à personne, il se contentoit d’un morceau de pain, qu’il portoit avec lui, & qu’il mangeoit, lorsque la fatigue l’obligeoit de prendre de la nourriture. Il enseigna dans la Congrégation la Philosophie, la Théologie, il eut la réputation d’un Prédicateur apostolique, & fut Prieur de S. Pere de Chartres, de la Chaume & de Noyers. Il mourut saintement dans ce monastère le 12 de Mars 1669.

p. 776
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269882q/f807

François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud, Nouvelles historiques (1777)

Poète, romancier et auteur dramatique soutenu par Voltaire et Frédéric II de Prusse, François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud écrivit plusieurs « récits larmoyants regroupés en longues séries (les Épreuves du sentiment, 1772-1778 ; les Nouvelles historiques, 1774-1784 ; les Délassements de l’homme sensible, 1783-1787), situés dans une Angleterre ou un Moyen Âge interchangeables ». Il raconte « à loisir les malheurs d’héroïnes vertueuses et sensibles aux prises avec des libertins sans pitié. Le moralisme et le conformisme s’y conjuguent avec un goût morbide pour la douleur et une complaisance dans la peinture du mal ». Ces nouvelles sont agrémentées de notes, l’une d’elle porte sur l’histoire du Mont.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Fran%C3%A7ois_Thomas_Marie_Baculard_dArnaud/171189

Guillaume le Conquérant avoit trois fils, Guillaume surnommé le Roux, Henri, & Robert ; le second excita quelque trouble, prit les armes & se retira au mont Saint-Michel où il fut assiégé par ses deux frères. Il fut réduit à manquer d’eau ; il en fit demander à Robert qui lui en envoya, & même ajoûta à ce présent un tonneau de vin. Guillaume le Roux blâma fort ce mouvement de sensibilité ; « eh ! lui répond Robert, quelque tort que notre frère ait avec nous, devons-nous souhaiter qu’il meure de soif ? nous pouvons, dans la suite, avoir besoin d’un frère, ou en retrouverions-nous un autre, quand nous aurons perdu celui-ci ? »

M. d’Arnaud, Nouvelles historiques, tome 2 / Delalain, Paris, 1777, p. 128.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6319449m/f137

Louis-Philippe d’Orléans, Mémoires (1777)

En 1777, conduits par leur gouvernante Mme de Genlis, les fils du duc D’orléans visitèrent le Mont. Bien plus tard, celui qui n’était alors que le duc de Chartres et devint par la suite le roi Louis-Philipe rapporta cet épisode dans ses Mémoires. Cet extrait est un témoignage vivant de l’influence qu’eut Rousseau sur l’évolution des sensibilités.

« Nous fîmes dans ce voyage une visite assez singulière. Ce fut au Mont Saint-Michel où l’abbé Sabatier avait été prisonnier peu de temps avant. Le Mont Saint-Michel était une abbaye de bénédictins située à peu de distance de la côte de Normandie, sur un rocher en pain de sucre que la mer entoure dans les hautes marées. Le prieur du couvent était gouverneur de la place et, par conséquent, il était chargé des prisonniers d’Etat qu’on y envoyait par lettres de cachet. Nous y arrivâmes le soir et, en attendant le souper, nous étions dans un salon avec les moines quand un d’entre eux arrivant tout d’un coup, comme un homme inspiré, déclama avec emphase une ode qu’il venait de composer en mon honneur, et qui commençait par ce vers baroque :
« Bourbon, te voilà sur ton roc ! »
Le souper vint ensuite. Pendant que nous étions à table, on laissa entrer quelques prisonniers, et successivement chacun conta son aventure (L’un était officier et avait refusé de faire tirer sur des émeutiers. Un autre, trop amoureux, avait tenté de se suicider, et était défiguré).
Rien ne ressemblait plus à une aventure de roman que tout ce que nous voyions, et que tout ce que nous entendions dans ce séjour extraordinaire. Cela me fit une forte impression : elle fut encore augmentée le lendemain, lorsque nous parcourûmes les voûtes souterraines et les cachots. Nous demandâmes à voir la fameuse cage où le gazetier d’Hollande fut enfermé dix-sept ans pour avoir écrit contre Louis XIV et nous la vîmes. Elle était formée par de grosses pièces de bois, dans un cachot affreux et humide. Il y avait sur un des poteaux une fleur que ce malheureux y avait gravée avec un clou. Le prieur nous dit que cette cage ne servait presque jamais, qu’on y mettait quelquefois pendant un jour ou deux les prisonniers auxquels on voulait infliger une punition particulière, et qu’il avait été souvent tenté de la faire détruire, comme un monument de barbarie, alors nous témoignâmes le désir qu’elle fût détruite à l’occasion de notre passage, et le prieur y consentit de très bonne grâce, à la grande joie des prisonniers qui nous suivaient. Le Suisse seul paraissait regretter la cage, et son regret était naturel, car il gagnait de l’argent à la montrer ; mais un bon pourboire, et l’assurance qu’il gagnerait autant à montrer le cachot où elle avait été, le consolèrent promptement. Elle ne fut pas détruite en notre présence, comme on l’a dit dans le temps, car cette opération n’aurait pas pu se faire dans une journée, et on se borna à en ôter la porte.

https://www.ac-caen.fr/mediatheque/environnement_educatif/innovation/publication_mont_saint_michel_laplace.pdf

Gilles Déric, Histoire ecclésiastique de Bretagne (1777)

Encouragé par les évêques de Bretagne, Gilles Déric, chanoine de la cathédrale de Dol, entreprit une Histoire ecclésiastique de Bretagne qu’il ne put achever à cause de la Révolution et d’un exil à Jersey. S’appuyant sur le celtique alors qu’il le ne parle pas, il interprète « très librement » les noms de lieu et est un des propagateurs les plus imaginatifs de la légende de la forêt de Scissy. Il est aussi un des auteurs qui érotisent le plus la légende des druidesses du Mont.

Le bras de mer, que l’on voit entre Cancalle & Grandville, étoit autrefois de la terre ferme. Un ancien Auteur assure que ce terrein étoit couvert d’une vaste forêt. Elle s’appelloit Chosey ou Chesey. Une chaîne de rochers qui portent encore ce nom, parce que cette forêt s’étendoit jusques-là, servoit de digue à la mer. […]
Ninnius, qui, selon Balée & Vossius vivoit sur la fin du sixième siécle & au commencement du septième, parle d’un marécage qui se trouvoit au-de là du Mont-jou, que l’on appelle aujourd’hui Mont Saint-Michel. Ce qui fait voir que la mer ne s’étoit pas portée de son tems jusques sur ce terrein. Nous découvrons à Tombellennes ces lieux aquatiques. En effet ce nom, qui nous les indique, est composé de tum, élevation, d’où l’on a fait tumulus & tumba dans la basse Latinité ; de hen, vieux, ancien ; & de lenn, lac, mâre. Tombellennes a donc signifié une montagne environnée autrefois d’eaux croupissantes.
Des Témoins encore subsistans prouvent l’existence de l’ancienne forêt de Chosey. On l’apperçoit bien clairement dans le nom même qu’elle portoit, pour peu qu’on ait recours, comme nous, au Celtique qui en est la clef. Ce nom a pour principe chod, forêt, & sah, en composition seh, dormante, en sous-entendant dour, eau. Les exemples de ces sortes d’ellypses sont fréquens dans les différentes langues. Par le terme Chosey on a donc l’idée d’une forêt où il y a des eaux croupissantes. Le nom de Scesciacum, que l’on a donné au vaste terrein que cette forêt comprenoit, désigne un pays où il y a des bois & des rivieres.
Le Coesnon, tantôt appellé Coetnus & tantôt Cosmun, nous fait également connoître un lieu rempli de bois. Le premier terme est formé de Coet, forêt ; & de Naoz, riviere. Le second a pour origine Cot, forêt ; & Mun, riviere. Le nom de Coesnon exprime la même chose : il vient de Coet, forêt ; & d’on, riviere.
Pendant le fameux ouragan du 9 Janvier 1735, l’agitation de la mer fut si grande sur les grêves du Mont S. Michel, quelle fit sortir du sein des sables une prodigieuse quantité d’arbres. C’étoient des restes de cette ancienne forêt que ce terrible élement avoit engloutie pendant les siécles précédens. Dans les terres du marais de Dol que l’on n’a pas cultivées, on trouve des arbres presque tout entiers.
La submersion de cette forêt arriva vers l’an 709 ; la mer rompit les digues que lui opposoient les rochers de Chosey, & bientôt, elle en fit une isle. Les ravages, qu’elle causa alors, n’étoient que le prélude de ceux qu’elle devoit faire dans la suite.

Gilles Déric, Histoire ecclésiastique de Bretagne, livre I, 1777, p. 85 – 89
https://books.google.fr/books?id=PsyV4z3RcewC&pg=PA85

Le rocher, qui partage aujourd’hui la Bretagne & la Normandie, & que l’on appelle Mont-Saint-Michel, étoit consacré dans les premiers tems à Belénus. Sur le sommet de cette Montagne il y avoit un Collége de neuf Druides. La plus ancienne rendoit des oracles. Elles vendoient aussi à ceux qui exerçoient la navigation, des flèches, qui, à les en croire, avoient la vertu de calmer les orages, en les faisant lancer dans la Mer par un jeune homme de vingt-un ans, qui avoit conservé sa virginité. Quand le vaisseau étoit de retour à bon port, on députoit la même personne pour porter à ces Prêtresses des présens plus ou moins considérables. Elles ne se piquoient pas, comme les Vierges de Sein, de garder la continence. Une d’entr’elles alloit se baigner dans la Mer avec le Député. Elle le traitoit ensuite comme si elle l’eût pour mari. Le lendemain, en s’en retournant, il s’attachoit sur les épaules autant de coquilles qu’il avoit fait d’injures à la chasteté.

Gilles Déric, Histoire ecclésiastique de Bretagne, livre II, 1777, p. 312-313
https://books.google.fr/books?id=PsyV4z3RcewC&pg=PA312

Arthur Young, Voyages en France, pendant les années 1787, 88, 89 et 90 (1788)

Agriculteur et agronome britannique, Arthur Young visite à plusieurs reprises la France et est étonné par le retard de notre agriculture. Si son regard ne manque pas de lucidité, sa langue sait aussi être acerbe et sarcastique. Les lignes qui suivent en sont la meilleure preuve.

Le 30. J’eus une belle vue des îles Chausey, à cinq lieues de distance ; ensuite de Jersey, qui paroissoit très-bien à environ treize lieues, et de la ville de Granville, située sur une haute péninsule. En entrant dans la ville, toute idée de beauté s’évanouit ; c’est un trou mal bâti, vilain, sale et puant : c’étoit un jour de marché, et il y avoit des multitudes d’oisifs, ce qui est assez commun dans un marché français. La baie de Cancalle est à droite tout le long, ainsi que le Mont-Saint-Michel, qui s’élève de la mer en forme de cône, sur le sommet duquel est un château, objet tout-à-fait singulier et pittoresque. – Dix lieues.

Arthur Young, Voyages en France, pendant les années 1787, 88, 89 et 90. Tome 1, entrepris plus particulièrement pour s’assurer de l’état de l’agriculture, des richesses, des ressources et de la prospérité de cette nation, Traduit de l’anglais par F. S. Avec des notes et observations par M. de Casaux, Paris, 1794, p. 266-267.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102002g/f285

Madame la comtesse de Genlis, Mémoires inédits de Madame la comtesse de Genlis, sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours (1777)

Avant d’être une femme de lettres reconnue, la comtesse de Genlis eut la charge de l’éducation des enfants d’Orléans et donc de celle du futur roi des Français. Comparer le récit qu’elle fit de son séjour au Mont avec celui de ce dernier montre qu’elle ne manquait pas d’imagination et était une habile et discrète flatteuse. Cela ne l’empêcha pas cependant par la suite d’écrire à propos du monarque qui ne l’avait pas gratifiée financièrement comme elle l’aurait souhaité : « Il était prince, j’en ai fait un homme ; il était lourd, j’en ai fait un homme habile ; il était ennuyeux, j’en ai fait un homme amusant ; il était poltron, j’en ai fait un homme brave ; il était ladre, je n’ai pu en faire un homme généreux. Libéral, tant qu’on voudra ; généreux, non » (cité par Victor Hugo, Choses vues 1847-1848).

Du Mont-Saint-Michel, 6 septembre, même année.

………A Pontorson nous avons changé de chevaux pour venir ici, il n’y a que trois lieues ; mais, pendant plus d’une lieue, les chemins sont excessivement mauvais : nous en avons fait la plus grande partie à pied. Pour arriver ici dans de certains tems & le plus communément, il faut saisir l’heure de la marée, & où la mer abandonne cette plage ; mais, dans ce moment, la mer est retirée pour quelques jours. Nous sommes arrivés à la nuit tout-à-fait fermée : c’étoit un spectacle surprenant que les approches de ce Fort, au milieu de la nuit, sur cette plage sablonneuse & nue, avec des guides portant des flambeaux & poussant des cris horribles, pour nous faire éviter des trous profonds & des endroits dangereux ; de manière qu’il faut faire mille & mille détours avant d’arriver. On voit de très-près ce Fort qui étoit tout illuminé, dans l’attente des Princes ; on croit qu’on y touche, & l’on tourne une bonne demi-heure avant d’y entrer. Nous entendions un bruit lugubre de cloches qu’on sonnoit en honneur des Princes ; & cette triste mélodie ajoutoit beaucoup à l’impression mélancolique que nous faisoient tous ces objets nouveaux. C’est bien de ce château qu’on peut dire qu’il est posé

Sur un rocher désert, l’effroi de la Nature,
Dont l’aride sommet semble toucher aux Cieux.

Car en effet son élévation est prodigieuse, on ne peut s’en faire une idée ; son aspect est très-imposant par ses tours, ses fortifications & son architecture gothique qui le rend plus vénérable. On entre d’abord dans une Citadelle où des gens du lieu, habillés en Soldats & avec des fusils, attendoient mes Elèves. On n’envoie ici des Troupes qu’en tems de guerre ; mais, en temps de paix, comme à présent, c’est le Prieur qui est Commandant du Fort. Après avoir passé la Citadelle, nous sommes entrés dans la Ville, qui est très-petite & a l’air d’être fort pauvre ; c’est une longue rue extrêmement étroite, qui va toujours en montant & en tournant, & dans laquelle on ne peut aller qu’à pied. Tout le monde avoit éclairé sa maison, & étoit sur le pas de sa porte. Après avoir ainsi grimpé pendant une demi-heure, escortés de tous les Religieux & de gens qui portoient des lanternes, nous avons quitté la Ville, & trouvé des escaliers très-roides & très-hauts, tout couverts de mousse & de ronces ; & il a fallu monter environ quatre cens marches. De tems-en-tems on trouve des repos, c’est-à-dire, des petites esplanades remplies d’herbages & de ronces, & qui sont toujours en montant. Cette grimpade est la chose la plus fatigante qu’on puisse imaginer ; nous étions tous en nage, quoiqu’il ne fasse pas chaud. Enfin, nous entrons dans une vaste Eglise dont le Chœur est très-beau & d’une grande noblesse : nous étions alors dans le Couvent. Après avoir traversé l’Eglise, il a fallu encore monter un escalier qui nous a conduits aux Appartemens qui sont grands & propres. Au-dessus de ces logemens il y a encore quatre cens marches qui menent à un Belvédère placé au sommet de ce Fort. L’air est ici très-vif, mais sain ; on boit de l’eau de cîterne, qui n’est pas mauvaise. L’hiver y est extrêmement rigoureux & commence avec l’Automne ; il n’y fait jamais bien chaud. Quelques maisons de la Ville ont de très-petits jardins, & quelques habitans, des vaches ; mais les Religieux sont obligés de prendre ailleurs leurs provisions, même du pain, parce qu’à cause de la cherté du bois, on n’en fait point au ici ; on le fait venir de Pontorson. On n’a du poisson sur cette plage que très-rarement & par hasard : ainsi, au milieu de la mer, on est encore obligé de l’acheter. Les Religieux ont, à une lieue et demie d’ici, une Maison de campagne avec un superbe jardin qui les fournit de légumes. Ils sont douze Religieux, & ne reçoivent point de Novices. Il me paroît qu’en général ils cherchent, autant qu’ils le peuvent, à adoucir le sort des prisonniers. Ils nous ont assuré qu’ils ne les renferment point, à moins d’ordres très-positifs du Roi, & détaillés sur ce point, & que, même très-communément, ils les menent promener aux environs………Je les ai questionnés sur la fameuse cage de fer ; ils m’ont appris qu’elle n’est point de fer, mais de bois, formée avec d’énormes bûches laissant entr’elles des intervalles à jour de la largeur de trois à quatre doigts : il y a 15 ans qu’on n’y a mis de prisonniers à demeure, car on y en met très-souvent (quand ils sont méchans, me dit-on) pour vingt-quatre heures ou deux jours, quoique ce lieu soit horriblement humide & mal-sain, & qu’il y ait une autre prison aussi forte & qui est saine. Là-dessus j’ai témoigné ma surprise…..
Le prieur m’a répondu que son intention étoit de détruire un jour ce monument de cruauté. Alors Mademoiselle & ses Frères se sont écriés qu’ils auroient une joie extrême de le voir détruire en leur présence. A ces mots, le Prieur nous a dit que, puisqu’il en étoit le maître, il leur donneroit cette satisfaction demain matin ; & ce sera certainement la plus belle Fête qu’on vous ait jamais donnée. J’occupe la chambre où couchait M. l’Abbé Sabathier, qui fut ici pour une si belle cause (Pour s’être opposé au despotisme). Les Religieux ne parlent de lui qu’avec attendrissement et enthousiasme.

Ce 7, de Saint-Malo, à neuf heures & demie du soir.

Voici ce que nous avons vu ce matin, avant de quitter le Mont Saint-Michel :
…. Le prieur suivi des religieux, de deux Charpentiers, d’un des Suisses du château, & de la plus grande partie des prisonniers, (nous avions désiré qu’ils vinssent avec nous), nous a conduits au lieu qui renferme cette terrible Cage. Pour y arriver, on est obligé de traverser des souterreins si obscurs, qu’il y faut des flambeaux ; &, après avoir descendu beaucoup d’escaliers, on parvient à une affreuse cave où étoit l’abominable Cage, d’une petitesse extrême, & posée sur un terrein humide, où l’on voit ruisseler l’eau. J’y suis entrée avec un sentiment d’horreur & d’indignation tempéré par la douce pensée que du moins, graces à mes Elèves, aucun infortuné désormais n’y réfléchira douloureusement sur ses maux & sur la méchanceté des hommes. M. le duc de Chartres a donné le premier coup de hache à la Cage. Ensuite les Charpentiers ont abattu la porte & plusieurs pièces de bois, je n’ai rien vu de plus touchant que les transports, les acclamations & les applaudissemens des prisonniers, pendant cette exécution. C’étoit sûrement la première fois que ces voûtes ont retenti de cris de joie. Au milieu de tout ce tumulte, j’ai été frappé de la figure triste & consternée du Suisse de ce lieu, qui considéroit ce spectacle avec le plus grand chagrin. J’ai fait part de ma remarque au Prieur, qui m’a dit que cet homme regrettoit cette Cage, parce qu’il la faisoit voir aux étrangers. M. le duc de Chartres a donné deux louis à ce Suisse, en lui disant qu’au lieu de montrer à l’avenir la Cage aux voyageurs il leur montreroit la place qu’elle occupoit, & que cette vue leur seroit sûrement plus agréable………. Après la Messe, nous avons parcouru toute la Maison, nous avons vu une énorme roue, au moyen de laquelle avec des cables on monte, par une fenêtre, les grosses provisions pour le château ; on attache ces provisions sur la grève avec des cables qui tiennent à cette grande roue posée dans l’intérieur du Fort, à une ouverture de fenêtre, & la roue en tournant, hisse & enlève tout ce qui est attaché au cable. De-là nous avons été nous promener sur les terrasses ou parapets qui sont très-élevés. De ce lieu, la vue est admirable de tous côtés ; on voit le Mont Tomblaine, qui est plus grand que le Mont-Saint-Michel, & qui n’est point habité. Il est couvert de bons lapins & a trois-quarts de lieue du Mont-St.-Michel, ce qui semble incroyable ; car, comme il est isolé dans la mer, ainsi que ce premier Mont, & qu’on n’a point aux environs d’objet de comparaison qui puisse faire juger de sa grandeur, il nous paroissoit d’une petitesse extrême & à cent pas de nous. Ensuite nous avons vu ce qu’on appelle la Salle des Chevaliers, qui est vaste et belle, & soutenue par des colonnes. Elle tire son nom de l’usage qu’avoient les chevaliers de St.-Michel d’aller à ce Mont…… La Bibliothèque est fort médiocre ; ce qui m’a fait de la peine, en songeant combien une bonne collection de Livres seroit utile & même nécessaire à des prisonniers. La Tradition superstitieuse rapporte que Saint Michel a fait des Miracles sur ce Mont alors habité par des Hermites ; qu’ensuite le Saint ordonna d’y bâtir, & ce Mont s’appella d’abord Mont de-Tombe, à cause de sa forme. Les anciens Ducs de Normandie & d’autres Princes ont fait des pélérinages à ce Mont, et des présens que nous avons vus dans le trésor de l’Eglise. On y fait encore des pélérinages, & on nous a chargés de médailles & de petites coquilles d’argent, comme on en donne aux pélérins..… Nous avons obtenu pour plusieurs Prisonniers, une permission qu’ils désiroient ardemment, celle de nous suivre jusqu’au bas du château. Il y en avoit un qui enfermé depuis quinze mois, n’avoit pas eu jusqu’à ce jour la liberté de sortir du haut du Fort ; lorsqu’il s’est trouvé hors du Couvent sur la petite esplanade, & sur-tout lorsqu’il a apperçu l’herbe qui couvre les marches de l’escalier, il a éprouvé un mouvement de joie & d’attendrissement impossible à dépeindre : il me donnoit le bras, &, à chaque pas que nous faisions il s’écrioit avec transport : ô quel bonheur de marcher sur l’herbe ! (1) …….
Je suis charmée d’avoir vu ce lieu si triste mais singulier, ce château amphibie, rejetté tour-à-tour par la mer & par la terre ; car ce mont est pendant une partie du jour une Isle isolée au milieu des flots, & pendant l’autre partie, il se trouve posé sur une vaste étendue de sable aride.

En arrivant à Paris nous fîmes beaucoup de démarches infructueuses en sa faveur. Mais M. de Chartres eut le bonheur d’obtenir sur-le-champ la délivrance d’un de ces prisonniers, & de contribuer à celle d’un autre encore.

Stéphanie-Félicité Du Crest Comtesse de Genlis, Leçons d’une gouvernante à ses élèves, ou Fragmens d’un journal, qui a été fait pour l’éducation des enfans de Monsieur d’Orléans. Tome 2, chez Onfroy, Paris, 1791, p. 446-457.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97699373/f464

J. La Vallée, Voyage dans les départemens de la France par une société d’artistes et gens de lettres (1793)

1793, la Terreur… Le regard sur l’histoire du Mont change du tout au tout. Les moines ne sont plus de sages et priants érudits mais de repus Sardanapale en bure dépensant l’argent des pauvres. Le roi n’est plus le père du peuple, mais un tyran profiteur…

Une des curiosités de ce département est le Mont-Saint-Michel. Ce n’est qu’un rocher, et il étoit couvert de moines. Tout leur étoit bon. Quand on dépense l’argent des autres, on transformeroit les cavernes du Tartare en jardins d’Armide. Sur une montagne pelée, environnée des eaux de l’océan qui couvrent, deux fois par jour, la plage à plus d’une lieue en avant d’elle du côté du continent, des moines avoient trouvé le secret d’élever un palais, une cathédrale, et même des jardins pour leurs plaisirs furtifs. Un saint Aubert, évêque d’Avranches, fort ami sans doute de l’archange saint Michel, avoit trouvé très-plaisant de bâtir un temple à cet esprit céleste dans un lieu, séjour éternel des vents, des brouillards et des orages. Il avoit trouvé douze chanoines assez complaisans pour y venir servir ce vainqueur de l’orgueilleux Satan, cet ange révolutionnaire qui ne vouloit point d’aristocratie en paradis. Cela n’est pas étonnant ; saint-Aubert payoit bien, et avec de l’argent on trouve toujours des paresseux dévoués à le manger ; mais les paresseux ne renoncent pas aux fatigues de la débauche, et les chanoines bien payés, bien nourris et bien gras oublièrent la pureté de l’archange pour des plaisirs plus matériels. Richard Ier. duc de Normandie, trouva mauvais que hors lui quelqu’un dans ses états s’avisât d’être désordonné, chassa les chanoines, et mit à leur place des moines de saint Benoît. Cela s’appelle guérir une plaie en ouvrant un cautère. Plus les choses étoient ridicules, plus dans ces siècles de balourdises elles obtenoient de protecteurs et de richesses. Les rois de France et d’Angleterre, les ducs de Bretagne et de Normandie, et à leur exemple tous les petits despotes en descendant l’échelle de la tyrannie, depuis le premier échelon jusqu’au dernier qui trempe dans la boue, s’empressèrent d’enrichir les nouveaux venus. C’étoit un défi de folies. Il en résulta à peu près deux cents mille livres de rente pour meubler les caves des pieux solitaires ; et depuis 709 jusqu’en 1789, on y but et mangea en l’honneur de Dieu et des imbécilles.
Messieurs les moines avoient trouvé commode pour décupler la vente des évangiles, de persuader au Peuple qu’il étoit sain en ce monde et pour l’autre de venir en pélerinage au Mont-Saint-Michel. C’étoit un préservatif pour je ne sais quelle maladie, les rhumatismes, je crois ; et comme on venoit de cent lieues à ce pélerinage, il arrivoit que l’exercice guérissoit quelques malades ; et les moines spirituellement s’attribuoient les miracles de la nature. Les Champenois plus long-tems bons que les autres, conservèrent les derniers l’usage des pélerinages au Mont-Saint-Michel. Voilà ce que diroit le chroniqueur épigrammatique. L’historien philosophe n’en juge pas ainsi ; c’est à la corruption des loix qu’il se prend de cet abus. Les lecteurs auront de la peine à croire que l’obligation du pélerinage au Mont-Saint-Michel étoit un article de la coutume de Champagne.
Ne cachons rien à la postérité. Les moines ne sont plus, mais les passions des hommes sont toujours ; et quels abus ne peuvent pas renaître, tant que le cœur des hommes ne changera pas ! Il changera sans doute ; les mœurs deviendront bonnes, elles sont déjà meilleures. Mais qui peut répondre qu’elles ne se pervertiront pas ? Veillons d’avance sur leur conservation, et ne laissons rien ignorer à nos neveux des maux où ils se replongeroient, si par degrés caressant l’ignorance, ils laissoient au fanatisme, à la superstition et à la tyrannie la possibilité de renaître de leurs cendres dont nous avons eu tant de peine à couvrir la terre. Qui le croiroit ? au-dessous de ce temple consacré au Dieu le plus doux, sous l’invocation d’un archange dont on vante la haine contre l’orgueil et la tyrannie, au-dessous de ces salles superbes où des moines couloient des jours paisibles dans le sein des oisives voluptés, et disons-le avec vérité, dans le sein aussi des lettres dont le charme devroit adoucir le cœur de l’homme, dans les flancs de ce rocher surchargé du luxe des autels et de la pompe monastique, étoient creusés des cachots profonds où l’on enterroit toutes vivantes les malheureuses victimes d’un ministère de sang ou des préventions haineuses des familles. Les lettres de cachet amonceloient les infortunés dans ces cavernes infectes, et le Mont-Saint-Michel réclamoit l’affreuse priorité d’avoir vu la première cage de fer construite pour enfermer un innocent. O honte éternelle des pontifes du culte romain ! Que l’on fouille les annales de toutes les religions. Par-tout on trouvera les erreurs, les mensonges, les fourberies, les jongleries, la cruauté même dans les prêtres des différents cultes ; mais l’on n’en verra aucuns se dégrader assez pour devenir les geoliers de l’infortune, pour s’engraisser de l’infâme salaire attaché à ce vil emploi, pour constituer enfin les méprisables commerçans de la liberté et des larmes de leurs semblables. Le sanguinaire Bramine qui, sur les côtes du Malabar, conduit la veuve déplorable sur le bûcher de son époux pour hériter de sa riche dépouille, est cent fois moins odieux que le monstre à capuchon, qui calculoit ses bénéfices sur le bruit prolongé des verroux que son avare main faisoit retentir, deux fois par jour, aux oreilles du malheureux dont il achevoit les souffrances à une cour corrompue. O prêtres, ne vous plaignez point des hommes de la révolution. Les os de six cents mille infortunés peut-être, que vous fites lentement périr dans vos cachots, ont servi de burin à l’humanité pour graver votre arrêt sur le piédestal de la liberté. […]
[…] Guillaume le Conquérant […] à sa mort […] partagea ses états entre ses deux fils aînés, la Normandie et le Maine à Robert, et l’Angleterre à Guillaume-le-Roux : et que mourant injuste comme il avoit vécu, il n’avoit laissé que de l’argent à Henri son cadet, qui valoit mieux peut-être que ses deux frères. […] ce Henri à qui son père n’avoit rien laissé, parut encore trop riche à ses deux frères. Il s’étoit retiré sur le Mont-Saint-Michel pour y manger l’argent qui lui restoit, et bouder tout à son aise contre la mémoire de Guillaume-le-Conquérant. Robert et Guillaume-le-Roux prétendirent que cette conduite étoit un forfait, et vinrent l’assiéger moins pour le punir, que pour le dépouiller des trésors de leur père qui manquoient à leur avidité. Assiégez avec de nombreuses armées un homme seul, ce n’est pas une chose difficile, Henri cependant conçut l’idée de leur tenir tête ; il acheta quelques brigands, se fortifia sur son rocher, et soutint l’attaque. Quand il eut épuisé toute la cave des bénédictins, il fallut boire de l’eau ; cela n’étoit plus possible, ses frères avoient coupé tous les aqueducs, et bientôt il se vit réduit à l’extrémité.
Robert plus humain, apprit avec peine l’état de détresse où son frère étoit réduit. Il lui envoya de l’eau et quelques pièces de vin. Cette action que l’on oseroit à peine nommer générosité quand on la considère de la part d’un frère qui tient son frère assiégé, offensa néanmoins Guillaume-le-Roux, dont l’ame vile ne pardonnoit pas à Robert de différer par ce secours l’instant de dépouiller son frère, trop tardif au gré de sa basse avarice. Ce royal brigand si peu fait pour apprécier les actions désintéressées, fut bienheureux cependant quelques jours après qu’il existât des ames magnanimes ; et il étoit réservé à un homme du Peuple de lui donner des leçons de vertu dont il étoit incapable de profiter. S’étant avancé seul pour observer la forteresse, deux soldats ennemis sans le connoître l’attaquèrent, le terrassèrent, tuèrent son cheval, et l’un d’eux avoit déjà le bras levé pour le frapper : « Arrête, lui dit Guillaume, arrête, coquin », expression du diadême, manière polie de demander grâce, « arrête, je suis le roi d’Angleterre ». Ce coquin, qui le faisant prisonnier, pouvoit de simple soldat devenir le plus riche des hommes, ce coquin bien plus grand dans son obscurité que l’homme à sceptre qui l’insultoit, lui tendit la main, le releva et lui donna son propre cheval pour se retirer. Cet exemple n’inspira point à Guillaume plus de grandeur d’ame. Redevable de la vie, tout au moins de la liberté à un soldat de son frère, il ne l’en pressa pas avec moins d’acharnement. Henri fut contraint à capituler, et se vit dépouiller de tout ce qu’il possédoit
Ce saint Aubert, qui fonda la première église du Mont-Saint Michel, étoit évêque d’Avranches, sous Childebert II. La fable sainte veut qu’il eût, comme nous l’avons déjà dit, des entrevues fréquentes avec l’archange saint Michel. Il falloit que saint Aubert fût un personnage peu complaisant pour les archanges ; car saint Michel fut obligé de revenir trois fois à la charge pour en obtenir une pauvre petite chapelle. Mais pour lui prouver qu’un évêque avoit tort d’avoir la tête dure avec les esprits célestes, l’archange lui appliqua le pouce sur le crâne, et lui fit un trou dans la tête. Saint Aubert n’eut rien à répondre à cette manière éloquente de demander une chapelle, et se dépêcha bient vîte de la bâtir, de peur que saint Michel ne réitérât sa politesse. Saint Aubert vécut et mourut avec une tête, sinon sans cervelle, mais du moins certainement fêlée. On garde son crâne dans l’église du Mont-Saint-Michel ; il est enfermé dans un reliquaire d’or, et l’on montre aux curieux le trou du pouce de l’archange au moyen d’une glace placée sur l’orifice, et que l’on peut ouvrir.
Cette église est d’une gothicité curieuse. Elle est extrêmement sombre, et son architecture est hardie. Elle est soutenue, sur neuf piliers bâtis sur le roc. Leur circonférence peut avoir de vingt à vingt cinq pieds. Deux autres beaucoup plus délicats soutiennent le milieu de l’église et la tour énorme qui la couronne. L’église et la tour sont une masse colossale, qui du haut de ce rocher semble braver les orages, et attendre paisiblement le dernier jour de la consommation des siècles.
Messieurs les moines qui vécurent trente ensemble quand ils étoient moins riches, et qui depuis ne purent vivre que quatorze quand ils furent opulens, gardoient des reliques extrêmement précieuses par la matière des reliquaires, dans le trésor de cette église. On y voyoit une tête de Charles VI, roi Français, en cristal de roche, dont le travail étoit extrêmement précieux. Une tête de roi pure comme le cristal, est assurément une des meilleures épigrammes enfantée par la malice humaine : mais la caricature devient plus saillante, quand elle tombe comme ici sur l’effigie d’un fou. MM. les Bénédictins montroient également avec emphase un bras d’Edouard le confesseur, et un autre de saint Richard, tous deux rois d’Angleterre. Ces bras de rois n’ayant plus la faculté d’opprimer les humains, n’avoient retenu de la prérogative royale que le seul droit qui pouvoit leur rester, celui de faire déraisonner des prêtres pour ennuyer les voyageurs. L’on voit aussi une pierre suspendue au milieu du chœur. Cette pierre, dit-on, tomba sur la tête de Louis XI, au siége de Besançon, sans lui faire le moindremal. Louis XI, qui croyoit aux miracles, parce qu’il sentoit à merveille que c’étoit un miracle que les hommes le laissassent vivre, fit apporter processionnellement cette pierre au Mont-Saint-Michel. Les prêtres la reçurent parfaitement bien, car Louis XI l’avoit fait accompagner d’un contrat de rente, pour que l’on dît des messes en l’honneur de la pierre. Le contrat fut perçu, les messes ne se dirent pas ; mais on n’oublia jamais de dire, voilà la pierre de dix livres pesant qui a respecté les jours de notre bon Louis XI. […]
Ce fut à ce Mont-Saint-Michel, que Louis XI institua des chevaliers de Saint-Michel ; ordre qui depuis, et je ne sais trop pourquoi, étoit tombé en partage aux artistes ; car parmi les arts il y avoit de l’aristocratie comme ailleurs ; et comme de raison, les cordons étoient pour les favoris, et le mérite et le talent parmi le peuple artiste. On voit encore la salle d’assemblée de ces chevaliers à cordon noir, où le portrait de l’archange patron n’est pas oublié. Cette salle ressemble assez à celle de Marienbourg en Prusse, à cela près que beaucoup plus gothique, les ornemens en ont un caractère plus sauvage et plus barbare. Ces chevaliers étoient les défenseurs et les gardiens de la montagne et de l’abbaye. Les bénédictins ont eu toujours beaucoup de goût pour s’entourer de nobles en sous-ordre : ces moines se regardoient comme les patriciens de la république monachale.
Ce rocher extraordinaire est fortifié par la nature. D’un côté il est presqu’inacessible, de l’autre il est entouré de remparts et de tours gothiques. Le village commence au pied de la montagne, et n’a qu’une rue qui s’éleve spiralement jusqu’à l’abbaye qui occupe tout le sommet. Sous les vastes appartemens qu’elle contenoit, et dont plus de la moitié prouve l’indolente inertie des moines par leur état de délabrement, se trouve cette horrible prison d’état dont tout le monde connoissoit l’existence, mais que peu de voyageurs ont vue, par le soin que le despotisme prenoit d’épaissir le voile dont il couvroit les différens théâtres de ses iniquités. Au bout d’une galerie se trouvoit une petite porte étroite et basse, par laquelle on descendoit plutôt par une crevasse du rocher que par un escalier dans un cachot, où étoit cette épouvantable cage dont nous vous avons déjà parlé. Elle étoit au milieu du cachot, et composée de poutres de bois épaisses et croisées l’une sur l’autre. Un guichet de douze pieds d’épaisseur fermoit cet horrible tombeau sculpté par les mains de la scélératesse, et insensible témoin des larmes des infortunés que la mort est venue lentement chercher à travers cette énorme croûte d’airain et de rochers dont les monstres des temples et des cours enveloppèrent si souvent l’innocence opprimée. C’étoit peu que leur rage s’étendît sur les malheureux que l’esclavage et le fanatisme avoient rangés sous leur pouvoir odieux. Ils alloient encore au loin se chercher des victimes ; et le langage de la vérité devenoit un crime dans les pays même de la liberté, qui n’échappoit pas à la vengeance des tyrans étrangers. En Hollande, un homme croit pouvoir écrire ce qu’il pense sur les amours hypocrites de Louis XIV et de la Maintenon. Au mépris du droit des gens, il est arrêté et renfermé dans cette cage, où il vécut pendant vingt-trois ans. Dieu puissant ! toi dont l’œil pénètre les entrailles de la terre, que devois-tu dire, quand ton oreille étoit frappée des gémissemens de ce malheureux, et que ses bourreaux, ce roi superbe et sa vile maîtresse, te demandoient insolemment sur leur trône sacrilège, l’éternité de tes récompenses ? Et des gens encore oserons profaner mon ouvrage, en disant qu’il est anti-religieux. O Dieu ! je puis t’offenser, je suis homme. Mais tu connois mon cœur ! oui, je crois en toi, puis que les tyrans sont abattus, puisque les moines sont renversés.
Il existoit tant de cachots dans cette horrible enceinte, que les guides même ne les connoissoient par tous. Il y en avoit que l’on appelloit aussi oubliettes. Partout où le pied de Louis XI avoit touché, il falloit bien que les atrocités eussent des temples. On descendoit les malheureux par une corde dans ces abîmes. On leur donnoit un pain et une bouteille de vin, et la trappe se refermoit pour jamais.
Montgommery, dont l’unique crime étoit d’avoir tué, par accident, Henri II qui l’avoit forcé de rompre une lance avec lui, éprouva une aventure singulière au Mont-Saint-Michel. Ce n’étoit pas pour cet accident qu’on l’avoit poursuivi, mais pour un fortait bien plus grand aux yeux de certaines gens que celui de tuer son semblable, l’épouvantable attentat d’être huguenot. Echappé au massacre de la Saint-Barthelemi, sans asyle, sans ressources, il se retira sur un rocher nommé Tomblaine, à trois quarts de lieue du Mont-Saint-Michel. Il existoit alors sur ce rocher un vieux château démoli depuis. Il s’y retira, et y rassembla quelques amis. La position du Mont-Saint-Michel leur paroissant plus tenable, ils résolurent de s’en emparer. Ils corrompirent un moine de l’abbaye qui leur promit de leur livrer la place, reçut leur argent et les trahit. Rien d’étonnant à cela. Le signal convenu et donné, Montgommery part avec cinquante des siens. Arrivés au pied du Mont, ils placent des échelles et montent. A mesure qu’ils arrivoient, le traître, aidé de ses compagnons, observant le plus grand silence, se jettoit dessus, leur fermoit la bouche avec un mouchoir, et les précipitoit du haut d’une tour dans la mer. Montgommery qui montoit le dernier s’apperçut enfin de la perfidie, et lui seul, avec deux de ses camarades, trouva le moyen d’échapper. Depuis, Catherine de Médicis, qui le haïssoit, lui fit trancher la tête.
Une fenêtre ou pour mieux dire un créneau, pratiqué dans un des murs de cette forteresse antique, a conservé depuis lors le nom de Montgommery, parce que c’étoit par-là, sans doute, qu’il devoit s’introduire. Ce qu’il y a d’assez plaisant, c’est que derrière ce mur est un des corps du bâtiment de la prison d’état dont il est séparé, non pas par une cour, mais par un véritable abîme d’une profondeur prodigieuse et large d’une vingtaine de pieds ; et que l’unique jour qui puisse pénétrer entre les grilles des cachots qui sont à la façade de ce corps de bâtiment, vient de ce trou de Montgommery qui est placé cent pieds plus bas qu’eux.
Les bénédictins du Mont-Saint-Michel s’étoient dégradés jusqu’à imiter l’infâme calcul que la basse valetaille monastique que l’on appelloit Yonistes, Bons-fils, frères Lazaristes, etc. faisoient sur la détention des infortunés que la nature prive de leur raison. Mais ce que l’on ne peut apprendre sans être stupéfait de la bassesse profonde de l’orgueil, c’est qu’il falloit qu’un fou fût noble pour être reçu au Mont-Saint-Michel ; et que ces moines, dépouillés de toute pudeur, comme inaccessible à toute humanité, vous disoient qu’ils avoient pris cet usage pour conserver la dignité de leur ordre. […]

J. La Vallée, Voyages dans les départemens de la France par une société d’artistes et gens de lettres, Paris, 1793, p. 9-23.
https://books.google.fr/books?id=aKCItsUX-5QC&pg=PA9

Catalogue des livres en dépôt à l’administration du district d’Avranches, (1794-1795)

Le « Catalogue des livres en dépôt à l’administration du district d’Avranches, et dont l’inventaire, sur des cartes, a été envoyé au comité d’instruction publique et rédigé par le citoyen Pierre François Pinot Cocherie, commissaire nommé par les administrateurs du district, a été rédigé par trois bibliothécaires successifs entre juin 1794 et avril 1796 ». Le deuxième de ces bibliothécaires, Jean Louis André Bournhonet (1756-1835), ancien prieur, curé et maire de Précey, « a commencé l’inventaire des livres provenant de l’abbaye du Mont Saint-Michel (ff. 105r-133v). Le troisième et dernier rédacteur du catalogue est anonyme. Auteur des ff. 133v-188r, il a poursuivi et terminé l’inventaire des livres du Mont Saint-Michel le 26 novembre 1795. »
https://www.unicaen.fr/bvmsm/pages/archives/38.html

Jacques Cambry, Voyage dans le Finistère, ou État de ce département en 1794 et 1795, (1798)

Administrateur du Finistère pour le compte du gouvernement révolutionnaire, Jacques Cambry y effectue à ce titre un voyage pour visiter les dépôts de biens confisqués à la noblesse et aux couvents. Il se révèle un formidable observateur tant sur la situation économique du département que sur la culture ou la vie quotidienne. Au cours de ses pérégrinations, il évoque l’autre mont Saint-Michel, celui de Braspars. Outre le fait qu’il décrit ce dernier à travers le prisme de son illustre modèle, il laisse entrevoir le glissement esthétique qui est en train de s’opérer à l’époque. L’homme des lumières qu’il est se révèle un romantique qui s’ignore.

Sur le point le plus élevé des montagnes d’Arès, à près de deux lieues de la Feuillée, est une chapelle antique, consacrée sans doute au Soleil, dans les tems les plus reculés, comme le rocher de Tombelène, en Normandie, comme le mont Penninus, comme tous les hauts-lieux : c’est à présent saint Michel qu’on y révère. Dans les belles nuits, on le voit quelquefois déployer ses ailes d’or et d’azur, et disparoître dans les airs.
Les jeux de l’imagination, quand ils ont quelque chose de brillant, me séduisent. J’envie l’émotion douce et religieuse de l’être qui, dans les nuages, sur se mont déparé qui se dessine sur le ciel, croit entrevoir l’ange consolateur qui peut soulager sa misère, protéger ses enfans, conserver un vieux père, et l’arracher des portes de l’enfer ! Je m’émeus ; je verse des larmes, et suis alors tenté de blâmer la raison qui détruisit chez moi l’empire des chimères, et remplaça de doux mensonges, par des systêmes insipides et froids.
En approchant de cette chapelle, la terre se dépouille d’arbres et de buissons, comme au sommet de Saint-Gotard, du mont Cénis, comme aux sommets des hautes Alpes : elle n’est plus couverte que de bruyères et de rochers, brisés par les orages, ou décomposés par les tems. Tout prend un caractère sauvage, un air de mort ; c’est l’aspect d’un vaste désert, dont rien n’égaie ou ne varie la longue et fatigante uniformité. Les derniers villages, les derniers champs, forment des îles séparées, entourées de rochers, d’une espèce de tourbe, d’une terre noirâtre et marécageuse, résultat de bruyères corrompues, accumulées pendant des siècles. Les femmes, les enfans qui ne voient personne, qui ne connoissent que les figures hâlées, et l’habit grossier de leurs pères, vous regardent avec étonnement, s’enfuient, se cachent à votre aspect ; des milliers de chiens vous poursuivent avec frayeur ; et les troupeaux épouvantés franchissent les fossés, méconnoissant la voix de leur gardien qui les rappelle.
Tout est d’ardoise dans ce pays ; les maisons en sont couvertes ; les champs en sont environnés ; les ponts en sont formés ; chaque courtil est fermé de longs et larges quartiers de cette pierre, ce qui donne aux villages un aspect extraordinaire : vous voyagez enfin sur le bord d’un petit ruisseau, sur des pierres brisées, sur des rochers schisteux, sur une espèce de grès, jusqu’à la sommité que vous voulez atteindre.
Là, vous trouvez une chapelle abandonnée : la façade, formée d’assises irrégulières, est ornée d’un portique décoré de deux pilastres d’ordre toscan, et d’une aussi jolie corniche : un petit dôme couronne l’édifice ; la charpente est détruite ; l’intérieur est dépouillé, l’autel est renversé. Le bois de cette charpente s’emporte par petits morceaux ; il préserve du mauvais vent, des incendies et du tonnerre.
Près de ce petit temple, est un ceintre de pierre, où le jour de la fête du lieu les marchands étaloient leurs denrées.
Quoique le mont Saint-Michel ne soit pas extrêmement élevé, dans un climat très orageux, sans cesse battu par les vents, la nature est peu productive : on n’y trouve que cinq à six plantes communes.
Un municipal de la Feuillée, que j’avois prié de m’accompagner, homme peu curieux, ennuyé de mes questions, las de briser des échantillons de pierre, de cueillir des plantes, s’écartoit sans cesse de moi. Loin de répondre à mes demandes, de me nommer les principaux objets qui, dans une espace immense et varié, se déployoient sous mes yeux, je le voyois l’œil fixé sur la terre, examinant les touffes de bruyères. En vain je l’appelois, je l’interrogeois ; rien ne pouvoit l’arracher à ses recherches, dont j’ignorois absolument l’objet. Tout-à-coup il m’apporte un lapin, qu’il venoit de saisir par les oreilles ; six minutes ne s’étoient pas écoulées qu’il en prend un second. Si vous aviez moins battu ce pays, me dit-il avec humeur ; sans la manie que vous avez eue de cueillir des plantes et de casser des pierres, vous auriez dix lapins de plus. Ces animaux se réfugient dans cette enceinte ; c’est un asyle respecté : ils vivent sous les ailes de saint Michel, comme les pigeons de la Sicile sous la protection de Vénus.
La chasse du municipal étant terminée, j’obtins de lui quelques réponses ; il me nomma les lieux que je voyois. Les espaces qui se déploient sous vos yeux sont grands, sans avoir l’étendue de ceux que l’Etna, le Vésuve, l’Albis, le Col de Balme, etc. vous présentent.
Vous appercevez d’ici le vaste ceintre formé par les montagnes d’Arès, et les montagnes Noires, qui n’en sont qu’un embranchement : elles terminent à quinze lieues le point de vue de l’est sud-est, coupé de collines peu pittoresques. La tour de Carhaix, celle de Rosternen, se distinguent sur les nuages : l’œil descendant au sud, est arrêté par la forêt de Las ; à l’ouest, le point de vue perd son uniformité, offre plus d’accidens ; dans les beaux jours, on apperçoit la mer et les terres prolongées de la presqu’île de Croson. Les montagnes voisines du mont Saint-Michel bornent la vue du nord : elles présentent à peu de distance, des tapis de bruyères d’un très-beau rouge, des rochers dépouillés ; et dans quelques valons, des langues de terre cultivées, des cabanes, quelques petits bouquets de bois. Rien de sauvage comme le canton de Saint-Ronal.
L’aspect que l’on a de ces montagnes, est un des plus vastes du Finistère ; les masses en sont bien distribuées, les détails variés, les couleurs vives ; une odeur embaumée parfume l’atmosphère. Fatigué du noir des rochers, de l’incertitude des lointains vaporeux, de la ceinture uniforme des montagnes, votre œil s’arrête avec plaisir sur des tapis d’une mousse jaunâtre, sur de jolis champs de verdure, qui marquent au milieu des bruyères pourprées, comme les anases de l’Egypte sur les sables qui les entourent. Sous vos pieds, sont des marais très-dangereux, où s’égarent dans la nuit les hommes et leurs chevaux : des voitures et leur équipage, s’y sont engloutis. On disoit, on dit en proverbe, quand un avare a cessé d’être : Le diable l’a jeté dans les fondrières du Gunelé, au bas du mont Saint-Michel.
Par un reste de l’ancienne superstition, adaptée à la religion catholique, on se persuadoit encore, il y a peu d’années, que des êtres coupables, métamorphosés en barbet noir, étoient menés jusqu’à Braspars. Le curé confioit le chien noir à son valet, qui le conduisoit dans un lieu retiré. Le chien disparoissoit, en ce moment : la terre au loin trembloit ; des feux s’élevoient du sein des rochers ; le ciel, couvert d’affreux nuages, fondoit en grêle ; le tonnerre grondoit…..
Plutarque rapporte, d’après Démétrius, que dans les îles voisines d’Albion, consacrées aux génies, aux héros dont elles portent le nom, des ouragans et des tempêtes annoncent la chûte des grands coupables.
On dit à Braspars, que les démons, chassés du corps de l’homme, sont enchaînés dans un cercle magique, sur le haut du mont Saint-Michel : ceux qui mettent pied dans ce cercle, courent toute la nuit sans pouvoir s’arrêter. Aussi la nuit on n’ose traverser ces montagnes.
En descendant du mont Saint-Michel, dans la plaine, je vis des eaux et des traces ferrugineuses.

 J. Cambry, Voyage dans le Finistère, ou État de ce département en 1794 et 1795,
tome 1, Cercle social, p. 235-242.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k103387b/f246