Frères et sœurs du Mont

Pendant des siècles et des siècles, les voûtes de l’abbatiale du Mont ont résonné des chants des bénédictins et ce jusqu’à ce qu’en juin 2001 de nouvelles voix viennent prendre le relais, Les Fraternités Monastiques de Jérusalem. Mais qui sont ces trois frères et ces cinq sœurs ? Qu’est-ce qui les distingue de leurs prédécesseurs ou d’ordres comme les Franciscains ou les Dominicains. Nous sommes allés poser cette question à frère Théophane et sœur Emilie, les deux prieurs du lieu.

Pour comprendre qui ils sont, rien de mieux que de remonter aux origines de leur communauté, c’est-à-dire en 1975. Nous sommes alors en pleine période post-soixante-huitarde. Les idées et théories germent de toutes parts. La société est secouée par un vent d’innovation qui amène à tout questionner, à tout remettre en cause. Pierre-Marie Delfieux est aux premières loges de l’effervescence générale. Prêtre diocésain, aumônier à la Sorbonne, bousculé par ce maëlstrom, il sent aux tréfonds de son être la nécessité de prendre du recul. Alors, un beau matin, avec la bénédiction de son évêque, il part. Pas n’importe où. Il choisit le désert, sur les traces du père Charles de Foucauld.

Là-bas, pendant deux ans, une question le taraude : « Qu’est-ce qui rend heureux ? » Là-bas, pendant deux ans, il prend conscience que si autour de lui tout est vide, que s’il est au milieu du grand Rien, Dieu, pourtant, est bel et bien là, partout, dans les grains de sable comme dans les sourires des nomades, et ce qui rend heureux, vraiment heureux, c’est de découvrir Sa présence. Mieux, Pierre-Marie cherchait Dieu et voilà que par ce Dieu, humble et serviteur, s’abaissant, prenant chair, il est ramené à l’humanité et au monde dont il s’était mis à distance.

Désert, présence, Dieu, les hommes, le monde. Soudain, tout s’éclaircit pour Pierre-Marie. Les vrais déserts, ce ne sont pas ceux du Hoggar ou du Sahara, ce sont les grandes villes modernes, c’est le métro le matin où les gens sont côte à côte, têtes baissées, sans se parler, et pourtant en quête d’un absolu qui les dépasse et qu’ils ont tant de mal à saisir tout seuls. Pierre-Marie retourne à Paris, demande à Monseigneur Marty de pouvoir prier avec ceux qui voudront se joindre à lui dans une église non-paroissiale. « C’est d’accord », lui dit ce dernier et voilà Pierre-Marie qui, le jour de la Toussaint 1975, avec quelques compagnons, célèbre dans l’église Saint-Gervais le tout début des Fraternités monastiques de Jérusalem : « Notre aventure sera une aventure de sainteté ou ne sera pas » proclame-t-il alors.

Son idéal tient en trois mots : vivre en FRATERNITES, c’est à dire en communautés (de frères en 1975, puis de sœurs dès 1976), au milieu des gens du quartier, des passants, des retraitants, de tous ceux qui frappent à leur porte ou qu’ils croisent au quotidien ; vivre une vie MONASTIQUE, vouée à Dieu par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, rythmée par la prière et les offices dans une liturgie ouverte sur le monde, teintée des richesses de l’Orient chrétien ; participer humblement, dans la fidélité et la persévérance, à faire des villes modernes de nouvelles JERUSALEM, non pas à l’image de la Jérusalem terrestre si malmenée depuis tant d’années, mais à l’image de la Jérusalem céleste, « vision de Paix » qui esquisse ce que pourrait être le Royaume de Dieu si tous les hommes de bonne volonté se prêtaient main-forte.

S’implanter à Strasbourg, Varsovie, Rome, Florence, Montréal, oui, l’on peut comprendre, ce sont de grandes villes ! Mais à Vézelay ou au Mont Saint-Michel ? A notre connaissance, il n’y a pas encore de métro sous la Grande rue. Alors, qu’est-ce qui a amené les Fraternités sur le rocher ? Tout d’abord, le départ d’une autre fraternité qui, sous la houlette du Père Bruno de Séneville, moine du Bec-Hellouin, suivait la Règle bénédictine ; puis l’appel de l’évêque du diocèse de Coutances dont dépend le Mont-Saint-Michel ; enfin le fait que sur l’îlot, la réalité n’est pas si loin de ce qui se vit dans les grandes villes : des milliers de gens passent, montent et descendent, se croisent, viennent et reviennent, telle une marée humaine, comme un écho au flux et au reflux des eaux dans la Baie quand mer et Couesnon se rencontrent. Et pendant ce temps, dans le chœur de l’abbaye, les Fraternités, phare dans la nuit, oasis dans le désert, prient pour tous ces hommes et toutes ces femmes qui, pour la plupart, ne seront plus là demain mais seront suivis par d’autres venus des quatre coins du monde : flux et reflux, encore et toujours.

Présence dans la ville, désert, communion avec les hommes…  Formidable idéal mais idéal appelé à se frotter aux dures réalités du monde, à se heurter de plein fouet à la finitude humaine, aux ombres et lumières qui, en diverses occasions, ont marqué tant l’histoire de certaines Fraternités que celle de plusieurs de leurs membres. La barque tangue. La tempête est là. L’esquif des Fraternité de Jérusalem est fragile. N’oublions pas qu’elle n’a qu’un demi-siècle d’existence. Beaucoup sont en souffrance. Certains condamnent, d’autres distinguent bon grain et ivraie. Certains quittent le bateau, d’autres tentent de le restaurer en revisitant patiemment ensemble ses fondements. Frère Théophane et sœur Emilie sont de ceux-là et les écouter permet de percevoir que l’idéal premier n’est pas mort, que même le désert le plus aride peut s’avérer Présence.

Soeur Emilie

« Sœur Emilie, qu’est-ce qui vous a amenée là ? 

– Une amie est devenue religieuse, cela m’a aidé à comprendre ce que je voulais mais le fruit n’était pas mûr. Pendant dix ans, j’ai tergiversé. Je me sentais comme sur un quai de gare. Autour de moi, plein de trains. Dans lequel monter ? Aller en Allemagne, c’était renoncer à aller à Madrid. Aller à Paris, c’était risquer de rater Londres. D’un autre côté, je n’allais pas passer ma vie sur un quai de gare. J’ai sauté dans le train des Fraternités. Je m’y suis tout de suite sentie bien, comme à la maison, au point de me dire que c’était trop beau pour être vrai et, surtout, enfin, j’étais libre, si libre !

– Votre passage préféré dans les évangiles, sœur Emilie ? 

– La transfiguration, ce moment où Jésus demande à Pierre, Jacques et Jean de le suivre sur une montagne. Là-bas, dit le texte, « ses vêtements devinrent resplendissants, et d’une telle blancheur qu’il n’est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi. Élie et Moïse leur apparurent, s’entretenant avec Jésus. » Se recueillir un temps loin de l’agitation du quotidien, s’élever sur la montagne, entrapercevoir le visage de Dieu, redescendre dans le Monde pour proclamer la bonne nouvelle. » N’avons-nous pas là la réponse à notre question de départ : qu’est-ce qui distingue les Fraternités de Jérusalem de leurs prédécesseurs ou d’ordres comme les Franciscains ou les Dominicains ?

Frère Théophane

C’est cependant peut-être frère Théophane qui nous permet de mieux approcher ce que se veulent les Fraternités Monastiques de Jérusalem et ce, en deux tableaux. Tableau un : le jeune Théophane est en retraite dans la Fraternité de Vézelay, il a une vingtaine d’années et voilà qu’il aperçoit de vieux moines se précipiter vers une fenêtre et s’immobiliser, complètement subjugués. Que se passe-t-il ? Quel événement inattendu a suscité une telle réaction ? Théophane s’approche et découvre que ce qu’ils admirent, c’est juste un beau coucher de soleil. « J’avais vingt-ans et j’étais déjà blasé. Eux savaient encore admirer la Création et voir en elle le Créateur ». Tableau 2 : Théophane est dans le métro à Paris, un Sans-Domicile-Fixe s’approche, Théophane le regarde et frémit. Ce regard… Le bon connaisseur de la Bible qu’il est pense tout de suite au malheureux Lazare, ce pauvre qui croupit sous la table d’un riche pour récupérer les miettes de nourriture qui pourraient tomber mais ce nom évoque aussi pour Théophane l’autre Lazare, l’ami du Christ, le frère de Marthe et de Marie, celui dont la mort fait pleurer Jésus, celui dont il est écrit qu’il sentait déjà, celui que pourtant il ressuscite. Voir le Christ dans le Monde, ramener le Monde à la vie par le Christ. Que dire de plus ?